Métrique en Ligne
VAL_2/VAL21
Paul VALÉRY
CHARMES
1922
Aurore
à Paul Poujaud.
La confusion morose 7
Qui me servait de sommeil, 7
Se dissipe dès la rose 7
Apparence du soleil. 7
5 Dans mon âme je m’avance, 7
Tout ailé de confiance : 7
C’est la première oraison ! 7
À peine sorti des sables, 7
Je fais des pas admirables 7
10 Dans les pas de ma raison. 7
Salut ! encore endormies 7
À vos sourires jumeaux, 7
Similitudes amies 7
Qui brillez parmi les mots ! 7
15 Au vacarme des abeilles 7
Je vous aurai par corbeilles, 7
Et sur l’échelon tremblant 7
De mon échelle dorée, 7
Ma prudence évaporée 7
20 Déjà pose son pied blanc. 7
Quelle aurore sur ces croupes 7
Qui commencent de frémir ! 7
Déjà s’étirent par groupes 7
Telles qui semblaient dormir : 7
25 L’une brille, l’autre bâille ; 7
Et sur un peigne d’écaille 7
Égarant ses vagues doigts, 7
Du songe encore prochaine, 7
La paresseuse l’enchaîne 7
30 Aux prémisses de sa voix. 7
Quoi ! c’est vous, mal déridées ! 7
Que fîtes-vous, cette nuit, 7
Maîtresses de l’âme, Idées, 7
Courtisanes par ennui ? 7
35 — Toujours sages, disent-elles, 7
Nos présences immortelles 7
Jamais n’ont trahi ton toit ! 7
Nous étions non éloignées, 7
Mais secrètes araignées 7
40 Dans les ténèbres de toi ! 7
Ne seras-tu pas de joie 7
Ivre ! à voir de l’ombre issus 7
Cent mille soleils de soie 7
Sur tes énigmes tissus ? 7
45 Regarde ce que nous fîmes : 7
Nous avons sur tes abîmes 7
Tendu nos fils primitifs, 7
Et pris la nature nue 7
Dans une trame ténue 7
50 De tremblants préparatifs… 7
Leur toile spirituelle, 7
Je la brise, et vais cherchant 7
Dans ma forêt sensuelle 7
Les oracles de mon chant. 7
55 Être ! Universelle oreille ! 7
Toute l’âme s’appareille 7
À l'extrême du désir… 7
Elle s’écoute qui tremble 7
Et parfois ma lèvre semble 7
60 Son frémissement saisir. 7
Voici mes vignes ombreuses, 7
Les berceaux de mes hasards ! 7
Les images sont nombreuses 7
À l’égal de mes regards… 7
65 Toute feuille me présente 7
Une source complaisante 7
Où je bois ce frêle bruit… 7
Tout m’est pulpe, tout amande, 7
Tout calice me demande 7
70 Que j’attende pour son fruit. 7
Je ne crains pas les épines ! 7
L’éveil est bon, même dur ! 7
Ces idéales rapines 7
Ne veulent pas qu’on soit sûr : 7
75 Il n’est pour ravir un monde 7
De blessure si profonde 7
Qui ne soit au ravisseur 7
Une féconde blessure, 7
Et son propre sang l’assure 7
80 D’être le vrai possesseur. 7
J’approche la transparence 7
De l’invisible bassin 7
Où nage mon Espérance 7
Que l’eau porte par le sein. 7
85 Son col coupe le temps vague 7
Et soulève cette vague 7
Que fait un col sans pareil… 7
Elle sent sous l’onde unie 7
La profondeur infinie, 7
90 Et frémit depuis l’orteil. 7
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