Métrique en Ligne
VAL_1/VAL13
Paul VALÉRY
ALBUM DE VERS ANCIENS
1920
Narcisse parle
Narcissiae placandis manibus.
Ô frères ! tristes lys, je languis de beauté 12
Pour m’être désiré dans votre nudité, 12
Et vers vous, Nymphe, Nymphe, ô Nymphe des fontaines, 12
Je viens au pur silence offrir mes lames vaines. 12
5 Un grand calme m’écoute, où j’écoute l’espoir. 12
La voix des sources change et me parle du soir ; 12
J’entends l’herbe d’argent grandir dans l’ombre sainte, 12
Et la lune perfide élève son miroir 12
Jusque dans les secrets de la fontaine éteinte. 12
10 Et moi ! De tout mon cœur dans ces roseaux jeté, 12
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté ! 12
Je ne sais plus aimer que l’eau magicienne 12
Où j’oubliai le rire et la rose ancienne. 12
Que je déplore ton éclat fatal et pur, 12
15 Si mollement de moi fontaine environnée, 12
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur 12
Mon image de fleurs humides couronnée ! 12
Hélas ! L’image est vaine et les pleurs éternels ! 12
À travers les bois bleus et les bras fraternels, 12
20 Une tendre lueur d’heure ambiguë existe, 12
Et d’un reste du jour me forme un fiancé 12
Nu, sur la place pâle où m’attire l’eau triste… 12
Délicieux démon, désirable et glacé ! 12
Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée, 12
25 Ô forme obéissante à mes yeux opposée ! 12
Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs !… 12
Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent 12
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent, 12
Et je crie aux échos les noms des dieux obscurs !… 12
30 Adieu, reflet perdu sur l’onde calme et close, 12
Narcisse… ce nom même est un tendre parfum 12
Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt 12
Sur ce vide tombeau la funérale rose. 12
Sois, ma lèvre, la rose effeuillant le baiser 12
35 Qui fasse un spectre cher lentement s’apaiser, 12
Car la nuit parle à demi-voix, proche et lointaine, 12
Aux calices pleins d’ombre et de sommeils légers. 12
Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés. 12
Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine 12
40 Chair pour la solitude éclose tristement 12
Qui se mire dans le miroir au bois dormant. 12
Je me délie en vain de ta présence douce, 12
L’heure menteuse est molle aux membres sur la mousse 12
Et d’un sombre délice enfle le vent profond. 12
45 Adieu, Narcisse… Meurs ! Voici le crépuscule. 12
Au soupir de mon cœur mon apparence ondule, 12
La flûte, par l’azur enseveli module 12
Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont. 12
Mais sur le froid mortel où l’étoile s’allume, 12
50 Avant qu’un lent tombeau ne se forme de brume, 12
Tiens ce baiser qui brise un calme d’eau fatal ! 12
L’espoir seul peut suffire à rompre ce cristal. 12
La ride me ravisse au souffle qui m’exile 12
Et que mon souffle anime une flûte gracile 12
55 Dont le joueur léger me serait indulgent !… 12
Évanouissez-vous, divinité troublée ! 12
Et, toi, verse à la lune, humble flûte isolée, 12
Une diversité de nos larmes d’argent. 12
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