Métrique en Ligne
THL_1/THL46
Raymond de la TAILHÈDE
LES POÉSIES
Édition définitive
1887-1926
LES POÉSIES DIVERSES
(1898-1907)
IX
LA MUSE GUERRIÈRE
O Poésie, ô breuvage enivrant, 10
Tu vas, de lèvre à lèvre, vivement, 10
Force des forts, remède et talisman. 10
Soutiens ainsi le courage du brave, 10
5 Porte aux blessés un baume plus suave, 10
Ôte au captif la chaîne de l'esclave. 10
Si les regards, sous leurs voiles de pleurs, 10
Brillent des feux dont s'allument les fleurs 10
Qui flamberont aux armes des vainqueurs, 10
10 Si la gaîté, fille de l'espérance, 10
Éclate encore aux visages de France, 10
Malgré le deuil et malgré la souffrance, 10
C'est bien à toi que l'honneur en est dû, 10
Aimable Lyre, à ta rare vertu, 10
15 Au gentil son par tes cordes rendu. 10
Va maintenant, et, d'une aile légère, 10
Élance-toi vers la terre étrangère, 10
De la victoire active messagère. 10
Ne te vêts point, Muse, de tes habits 10
20 Tissés d'or fin, de perles, de rubis ; 10
Sois monstrueuse aux yeux des ennemis. 10
Tranche à Gorgo sa tête serpentine, 10
Hideuse même à la race divine ; 10
Enchaîne-la hurlante à ta poitrine. 10
25 Pose tes pieds sur l'orgueil de leurs fronts, 10
Tes pieds chaussés de rudes éperons, 10
Dans la bataille efficaces et prompts. 10
Et puis, reviens, de dépouilles chargée, 10
L'Europe étant de barbares purgée 10
30 De l'Océan jusqu'à la mer Égée, 10
Reviens chanter d'une tonnante voix, 10
Comme autrefois des Français les exploits, 10
Et fais bondir la Lyre sous tes doigts. 10
Et ne crains pas, quelque ton qu'il dépasse, 10
35 Par ton accent d'égaler leur audace ; 10
Vole aux sommets, tu n'y seras point lasse. 10
Rends immortels les glorieux vivants, 10
Et que le jour qui les voit triomphants 10
Soit mémorable à leurs petits-enfants. 10
40 Toute clarté sans toi, Muse, est obscure : 10
Embrase-les au feu du Dioscure, 10
Qu'ils aient des dieux l'éternelle figure. 10
Mais pour les morts couchés dans les charniers, 10
A pleines mains cueille tant de lauriers, 10
45 Que ces rameaux soient, de tous, les derniers. 10
Que jamais plus leur feuille ne se donne, 10
En une tige ou tressée en couronne, 10
Pour le vain prix que l'homme ambitionne. 10
D'avoir ainsi votre tombeau paré, 10
50 Soldat illustre ou héros ignoré, 10
Que ce bel arbre en devienne sacré. 10
Qu'à tout jamais Apollon le refuse 10
A qui voudrait l'arracher à la Muse 10
Par la bassesse et l'intrigue et la ruse. 10
55 Et s'il en reste, au fond des bois épais, 10
Quelque surgeon robuste, désormais, 10
Jeunes lauriers, fleurissez pour la paix ! 10
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