Métrique en Ligne
SSA_1/SSA32
Camille SAINT-SAËNS
RIMES FAMILIÈRES
1890
BOTRIOCÉPHALE
À M. Coquelin Cadet.
SCÈNE PREMIÈRE
Un bois. BOTRIOCÉPHALE, seul. Il est très jeune, adolescent,
d’une grosseur énorme et d’une laideur repoussante.
BOTRIOCÉPHALE.
En vain j’en ai douté longtemps… je suis fort laid. 12
Un Faune n’est jamais très joli ; mais il est 12
Des laideurs… vous savez bien ce que je veux dire, 12
Et ce n’est pas du tout mon cas. J’apprête à rire ! 12
5 Aussi large que haut, disgracieux, ventru, 12
Si je parle d’amour je suis un malotru. 12
— Une Nymphe s’enfuit : c’est pour qu’on la rattrape 12
Dans les saules ; sa fuite est l’amoureuse trappe 12
Où se prend la candeur des Faunes ingénus 12
10 Immolés par Éros à sa mère Vénus. 12
On adresse en passant une parole osée 12
Aux belles dont les pieds s’étoilent de rosée : 12
Les belles font semblant d’avoir peur. Avec moi 12
C’est différent : j’excite un redoutable émoi, 12
15 Car je n’ai jamais fait mes frais. Sort misérable ! 12
J’attendrirais plutôt le chêne ou bien l’érable 12
Au cœur dur, le rocher par Sisyphe roulé, 12
L’enclume de Vulcain, le fils de Sémélé, 12
Hercule, que la Nymphe aux yeux de violette 12
20 Qui bondit en chantant sur les flancs de l’Hymette ! 12
Rester vierge est mon lot… — pour apaiser ma faim 12
Allons chercher des fruits, de la crème et du pain. 12
Il sort tristement.
SCÈNE II
ALECTON entre joyeusement. Elle est métamorphosée en nymphe ;
ses bras sont nus et ses cheveux retombent librement sur ses
épaules. Type de beauté perverse et cruelle.
ALECTON.
Je viens de me mirer dans l’eau d’une fontaine. 12
Pluton n’a pas menti : la beauté souveraine 12
25 Me revêt de splendeur. — La Furie Alecton, 12
Noire comme la nuit, sèche comme un bâton, 12
Serait méconnaissable à l’œil le plus sagace ; 12
Elle est Nymphe de pied en cap, Nymphe de race ! 12
— Lasse à la fin de faire endurer des tourments 12
30 Aux morts, je veux aussi tourmenter les vivants, 12
Et l’amour malheureux est leur plus grand supplice ! 12
C’est pourquoi j’ai voulu la beauté. — Mon caprice 12
A fait rire Pluton sur son trône de jais. 12
— Je te donne congé, m’a-t-il dit. Va-t’en ! mais 12
35 Crains les jeunes amants dont la fierté superbe 12
Fleurira sur tes pas comme chardons dans l’herbe ! 12
Qu’un seul prenne un baiser sur ton joli menton 12
Et la Nymphe aussitôt redevient Alecton. 12
— Un baiser ! et pourquoi le laisserais-je prendre ? 12
40 Parce que je suis belle, en serai-je plus tendre ? 12
Je méprise l’amour : son charme tant vanté 12
Me semble fade ainsi que l’eau du froid Léthé. 12
Des feux s’allumeront aux rayons de ma face, 12
Mais ils ne fondront pas mon cœur : il est de glace 12
À jamais…
Scène III
ALECTON, BOTRIOCÉPHALE, qui rentre tenant une corbeille de fruits.
BOTRIOCÉPHALE , à part.
45 — Une Nymphe au regard inconnu !
ALECTON , à part.
Un Faune au ventre énorme, au vaste front cornu ! 12
BOTRIOCÉPHALE , à part.
Vient-elle de l’Olympe ou des bois du Taygète ? 12
ALECTON , à part, avec une curiosité bienveillante.
Comme il est gros et lourd ! la monstrueuse tête ! 12
BOTRIOCÉPHALE , à part.
Ô Vénus ! qu’elle est belle !
ALECTON , à part, avec admiration.
Ô Pluton ! qu’il est laid !
Je n’ai jamais vu rien…
BOTRIOCÉPHALE , toujours à part.
50 Une jatte de lait…
ALECTON , toujours à part.
D’aussi difforme…
BOTRIOCÉPHALE.
… Est moins blanche que son visage…
ALECTON.
Même aux enfers…
BOTRIOCÉPHALE.
Mais quoi, si je ne suis pas sage,
Elle me chantera bientôt turlututu 12
Comme les autres ; mieux vaut se taire.
ALECTON , à Botriocéphale.
Où vas-tu,
Faune ?
BOTRIOCÉPHALE , toujours à part.
55 Brillants et purs, ses yeux sont deux étoiles.
ALECTON , à part.
L’araignée est moins laide au milieu de ses toiles. 12
BOTRIOCÉPHALE.
Je n’oserai jamais…
ALECTON , à Botriocéphale.
Tu ne me réponds pas,
Jeune Faune ?
BOTRIOCÉPHALE , à Alecton.
J’allais faire un léger repas,
Du laitage, des fruits… bien que depuis l’aurore 12
60 Je sois dans la forêt, n’étant pas carnivore 12
Ce peu que je tiens là me suffit.
ALECTON , à Botriocéphale.
Près de moi
Viens !
BOTRIOCÉPHALE.
Mais… je…
ALECTON.
Suis-je faite à donner de l’effroi ?
BOTRIOCÉPHALE , à part.
Comment !… elle m’appelle !… Ah ! ce n’est pas possible, 12
Je rêve…
ALECTON , à Botriocéphale.
Viens !
À part, charmée.
Il est parfaitement horrible !
BOTRIOCÉPHALE , à part.
65 Je ne lui fais pas peur… ma foi, profitons-en ! 12
Comme sera plus tard don César de Bazan 12
Soyons hardi…
Il s’approche d’Alecton qui s’assied sur un tronc d’arbre
et l’invite à s’asseoir près d’elle. — À Alecton.
— Du bois le feuillage est humide,
N’est-ce pas ? il y fait bien frais.
ALECTON , à part, avec indulgence.
Il est timide.
BOTRIOCÉPHALE , à Alecton.
On entend murmurer la fontaine ici près 12
70 Sur un beau lit de mousse, à l’ombre des cyprès. 12
ALECTON , à Botriocéphale.
Je l’entends murmurer.
BOTRIOCÉPHALE.
Le vol des hirondelles
Dans l’azur éclatant met des battements d’ailes. 12
ALECTON.
Je les vois.
BOTRIOCÉPHALE.
Et les fleurs, parure de l’été…
ALECTON , l’interrompant.
Tu ne me parles pas, Faune, de ma beauté ! 12
BOTRIOCÉPHALE.
Je n’ose pas.
ALECTON.
Pourquoi ?
BOTRIOCÉPHALE.
75 C’est que… c’est la première
Fois qu’une Nymphe à l’œil ruisselant de lumière 12
Consent à m’écouter.
ALECTON.
Pourquoi ?
BOTRIOCÉPHALE.
Je suis si laid !
ALECTON.
Eh ! qu’importe si l’on n’est pas beau, quand on plaît ? 12
BOTRIOCÉPHALE.
Vous ne vous moquez pas ?… avec ces bras de neige, 12
Ces cheveux d’or…
ALECTON.
80 Mais non, et pourquoi le ferais-je ?
BOTRIOCÉPHALE.
Vous me trouvez…
ALECTON , affectueusement.
Affreux ; je l’ai dit, tu me plais.
Et toi, n’aimes-tu pas la laideur ?
BOTRIOCÉPHALE.
Je la hais !
ALECTON , s’éloignant de Botriocéphale, à part.
Gare au baiser ! s’il voit ma véritable forme 12
Il fuira. —
À Botriocéphale.
Conte-moi des douceurs, Faune énorme !
85 En prose, en vers, fais-moi d’amoureux compliments 12
Qui reflètent ta flamme et peignent tes tourments ! 12
Tu me feras plaisir.
BOTRIOCÉPHALE.
Hélas ! on me rabroue
Quand près de la beauté je veux faire la roue ; 12
Si bien que je n’ai pas su prendre encor le ton 12
90 Des choses qu’on enroule autour d’un mirliton. 12
Mais si dans mes discours je parais indigeste, 12
Peut-être je saurai mieux parler par le geste ; 12
Laisse-moi commencer par un baiser.
ALECTON.
Non pas !
BOTRIOCÉPHALE.
Si je te plais, pourquoi refuser ?
ALECTON.
Le trépas
95 Alors. Faune, vois-tu, ma pudeur est si forte 12
Que je craindrais, sous ton baiser, de tomber morte. 12
BOTRIOCÉPHALE , à part.
La pudeur est un fleuve, il faut qu’elle ait son cours ; 12
Patience.
ALECTON.
Si tu ne fais pas de discours,
Au moins dis-moi ton nom.
BOTRIOCÉPHALE , toussant pour s’éclaircir la voix.
Hum !
D’une voix tonnante.
Botriocéphale !
ALECTON.
100 Il éveille l’écho. C’est comme une rafale 12
Qui passe.
BOTRIOCÉPHALE.
Et le tien ; quel est-il ?
ALECTON , évasivement.
Nymphe des bois.
Charme-moi. Fais entendre un peu ta grosse voix, 12
Chante !
BOTRIOCÉPHALE.
Dans le gosier j’ai là comme une arête
Qui, si je veux chanter, à tout instant m’arrête ; 12
105 Et la chèvre Amalthée est comme un rossignol 12
Auprès de moi.
ALECTON.
Pour me distraire, attrape au vol
Des papillons… ou danse en jouant de la flûte ! 12
BOTRIOCÉPHALE.
Danser ! je ne saurais ; à chaque pas je bute. 12
ALECTON.
Je le veux ! danse !
BOTRIOCÉPHALE.
Mais je n’ai jamais dansé !
Je ne sais pas danser !
ALECTON.
110 Mon cher Botriocé-
phale, en invoquant la divine Terpsichore, 12
Jeune comme tu l’es, tu peux apprendre encore 12
L’art de la danse ; il n’est que la première fois 12
Qui coûte ! mais si tu refuses, dans les bois 12
115 Je prends ma course et fuis jusqu’à perte d’haleine ; 12
Tu ne me joindras pas, courant comme Silène 12
Quand il est ivre ; et tu feras en vain des vœux 12
Pour me revoir. Adieu pour toujours !
BOTRIOCÉPHALE.
Tu le veux !
Il danse. Alecton qui le contemple avec une admiration
croissante, arrive peu à peu à une exaltation extraordinaire.
ALECTON , à part.
Ah ! pourquoi l’ai-je fait danser ?… je suis perdue ! 12
120 À connaître l’amour serais-je descendue ? 12
Quel émoi ! quel trouble ! et quelle insolite ardeur 12
Me dévore ! je brûle !
Avec passion.
Ah ! c’est trop de laideur !
Il n’était que hideux, le voilà ridicule ! 12
La borne du grotesque à son aspect recule ! 12
Je n’en puis plus… je l’aime !…
À Botriocéphale.
125 Ô Faune saugrenu,
Grâce ! tourne vers moi ton masque biscornu ! 12
Prends ce baiser que t’offre une Nymphe expirante… 12
Tu seras mon amant… je serai ton amante… 12
BOTRIOCÉPHALE.
Est-il possible ! ô joie !
ALECTON.
Arrête ! ah ! qu’ai-je dit ?
Si tu savais…
Fuyant et se débattant.
130 Ô dieu cruel !… Pluton maudit !
BOTRIOCÉPHALE , la poursuivant.
Tu m’aimes !
ALECTON.
Par pitié !…
BOTRIOCÉPHALE.
Ce baiser qui m’attire,
Je l’aurai !… tu verras la fin de mon martyre ! 12
Il l’embrasse.
ALECTON , poussant un cri effroyable et reprenant sa forme de Furie.
Ah !
BOTRIOCÉPHALE , épouvanté.
Mais qui donc es-tu ?…
ALECTON , d’une voix terrible.
La Furie Alecton !
BOTRIOCÉPHALE.
Horreur ! horreur ! Va-t’en !
ALECTON.
Au revoir ! chez Pluton !
logo du CRISCO logo de l'université