Métrique en Ligne
SSA_1/SSA18
Camille SAINT-SAËNS
RIMES FAMILIÈRES
1890
STROPHES
ADAM ET ÈVE
Eritis sicut Dii.
I
L’ivresse est envolée et l’espérance est morte : 12
Ils ont goûté le fruit de l’arbre défendu. 12
Jamais l’Ange pour eux ne rouvrira la porte 12
Du paradis perdu. 6
5 Depuis que du bonheur ils ont touché la cime, 12
Soumis au châtiment, résignés à souffrir, 12
Ils ne regrettent rien, ni l’exil, ni le crime, 12
Ni l’horreur de mourir. 6
La faim, la soif, n’ont rien dont le cœur se désole, 12
10 Ni le soleil de feu, ni le désert géant ; 12
Qu’importe ! ils ont l’Amour : de tout il les console 12
Et le reste est néant. 6
Car l’Amour, engendrant voluptés et tortures, 12
N’était pas dans l’Éden aux vertus condamné : 12
15 Il fallait pour qu’il fût connu des créatures 12
Que le crime fût né. 6
C’est sur le Désespoir que fleurit l’Espérance ; 12
Pour que le Rut devînt l’Amour prodigieux 12
Il fallait aux humains le remords, la souffrance 12
20 Et les pleurs dans les yeux. 6
Sicut Dii ! Ce mot du tentateur suprême 12
Était donc vrai : le Mal nous a divinisés. 12
L’Homme innocent jamais n’eût connu par lui-même 12
Tout le prix des baisers ! 6
25 Ils changent notre bouche en exquise blessure 12
Par où coule à longs traits le sang des cœurs maudits, 12
Nous rendant chaque jour, mortelle nourriture, 12
Le fruit du paradis. 6
II
Tu savais bien, Iaveh ! qu’en sa chair frémissante 12
30 L’Homme, prompt à bénir et prompt à blasphémer, 12
Cache une âme qui brûle, à vouloir impuissante 12
Et faite pour aimer ! 6
Tu mets près de la lèvre un fruit qui la désire ; 12
Tu dis : c’est le plaisir ; n’y touchez pas ! pourquoi ? 12
35 Sous notre pied glissant l’abîme nous attire : 12
Qui l’a creusé ? c’est toi ! 6
Sentant de ton pouvoir s’ébranler l’édifice, 12
Ô Dieu cruel ! en vain pour racheter le Mal 12
Tu donneras ton Fils, offert en sacrifice 12
40 Comme un vil animal ! 6
Trop tard ! le blé se sèche et l’ivraie est fertile ! 12
Trop tard ! le Mal a fait son œuvre pour toujours ! 12
Ton Fils sur un gibet souffre et meurt inutile : 12
Et l’Homme, plein de jours, 6
45 Dédaignant tes Édens, méprisant tes supplices, 12
Laissant aux chérubins ta céleste Sion, 12
Bravant la mort, l’enfer, se plonge avec délices 12
Dans la Damnation. 6
Sicut Dii ! non ! non ! le tentateur des âmes 12
50 N’a pas dit vrai : car l’Homme est plus grand que les Dieux, 12
Qui, n’ayant pas brûlé des diaboliques flammes, 12
Se contentent des Cieux ! 6
L’Homme règne en vainqueur sur la Terre sublime. 12
Il vit : les Dieux sont morts ou se taisent, lassés : 12
55 Son front touche le ciel, son pied fouille l’abîme : 12
Lui seul, et c’est assez. 6
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