Métrique en Ligne
SIE_1/SIE2
corpus Pamela Puntel
Louisa SIEFERT
LES SAINTES COLÈRES
1871
LES SAINTES COLÈRES
I
L’automne ! la voilà plus belle que jamais, 12
Avec sa douceur calme et son moite sourire. 12
Tous ces enchantements sont bien ceux que j’aimais, 12
Que, si souvent déjà, j’ai tenté de décrire. 12
5 Les rayons du matin glissent dans la vapeur 12
Qui reste prise aux doigts plus grêles des ramures ; 12
Le vent léger s’en va comme s’il avait peur 12
D’ôter un grain aux grappes mûres. 8
Le soir se fait plus grave et plus religieux, 12
10 L’étoile y luit plus tôt d’une flamme moins rose ; 12
Et par les monts, les bois, les prés, les eaux, les cieux, 12
O jours de l’an passé ! c’est bien la même chose. 12
— Non, non, dans tous les cœurs l’hymne se change en cri, 12
La terre sous nos pieds brûle, gronde, tressaille, 12
15 Car de coups de canon l’horizon est meurtri : 12
La France est le champ de bataille ! 8
Dieu ! qui pourrait songer à ses propres douleurs, 12
Quand la Patrie est là déchirée et sanglante ? 12
Pour une autre souffrance où donc trouver des pleurs ? 12
20 Que dire, qu’appeler la revanche trop lente ? 12
O France ! ils sont venus nombreux et triomphants, 12
Ils t’ont visée au cœur du bout de leur épée, 12
Ils veulent maintenant te voler tes enfants, 12
T’avilir comme ils t’ont frappée. 8
25 Debout ! relève-toi de ces derniers vingt ans, 12
Souviens-toi de l’Argonne et de quatre-vingt-douze, 12
A tous ces ennemis, ô France, il en est temps, 12
Sache donc te montrer de ton honneur jalouse. 12
De ta robuste main reprends ton vieux drapeau, 12
30 Déroules-en les plis dans le vent héroïque, 12
Pour qu’au moins nous mourions comme Hoche ou Marceau 12
En acclamant la République ! 8
II
C’est horrible. La terre crie, 8
Ainsi qu’un pressoir trop chargé ; 8
35 Le cellier devient boucherie, 8
Et le vin en sang est changé. 8
Par les âmes des morts qui passent, 8
On dirait le ciel obscurci ; 8
Ces vents qui d’un frisson nous glacent, 8
40 Ont apporté leur râle ici. ’ 8
Partout les villes bombardées 8
Fument dans la rougeur des soirs ; 8
Plaines, forêts sont débordées 8
De soldats blonds, de chasseurs noirs. 8
45 La cuve est pleine, elle est immense. 8
Le ferment bout avec fureur. 8
— Ne viendras-tu pas voir, ô France, 8
Les vendanges de l’empereur ? 8
III
Vivat et Te Deum ! c’est le couronnement 12
50 De cet admirable édifice. 8
Le rapt a commencé, purs vient l'égorgement. 12
— « Il faut qu’on en finisse ? » 6
L’esclave, après vingt ans, s’éveillait et vivait ; 12
Pensive, elle disait : — « Je souffre ! » 8
55 Pour en avoir raison, cette fois on devait 12
La jeter dans le gouffre. 6
Avec un peu de gloire on tenait le moyen, 12
(Gloire ou gloriole, n’importe ! ) 8
Et l’on se promettait de l’en griser si bien, 12
60 Qu’elle en fût ivre-morte. 6
Alors en la berçant de sonores discours, 12
Comme cette folle en écoute, 8
On la lierait de nœuds souples, fermes et courts, 12
Qui la livreraient toute. 6
65 On l’enterrerait vive, et pendant qu’elle dort 12
On rebâtirait sur sa tombe 8
L’édifice ébranlé par le dernier effort 12
Auquel elle succombe. 6
— Mais le pied du bandit a glissé ; mais sa main 12
70 Tâtonne ; mais sa voix s’enroue ; 8
Mais devant lui le sang qui remplit le chemin 12
En a fait de la boue. 6
Mais derrière lui, sombre et fatal, son passé 12
Le repousse dans cette lutte, 8
75 Et son dernier exploit tant de fois annoncé, 12
Précipite sa chute. 6
Et la France regarde avec un œil d’effroi 12
Ce charnier aux terreurs funèbres, 8
Dont il voulait lui faire à jamais sous sa loi 12
80 Un lit dans les ténèbres. 6
— Oh ! n’est-ce pas qu’enfin tu te rebelleras, 12
Fière, superbe et si meurtrie, 8
Et qu’à la liberté tu vas rouvrir tes bras, 12
O ma mère, ô Patrie ! 6
IV
85 Cet homme était assis au bord de la rivière ; 12
Huit jours auparavant sa contenance fière, 12
Son langage énergique en parlant de ses fils, 12
Tous deux soldats, m’avaient frappée ; et je lui fis, 12
Croyant voir à son front des rides plus cruelles, 12
90 Tout bas cette demande : « Avez-vous des nouvelles ? » 12
Il me répondit : — « Non ! » d’un ton qui me glaça. 12
Le flot clair devant nous prit sa course, passa, 12
Et me sembla tomber au loin comme une larme. 12
Autour de nous l’automne empruntait plus de charme 12
95 Au matin mi-voilé de gris-rose et de bleu. 12
Le vent en soupirant s’élevait peu à peu, 12
Et le cœur se serrait à ce doux paysage. 12
Alors mon compagnon détournant son visage, 12
Évitant tout regard qui le pouvait troubler, 12
100 Lentement, sourdement se mit à me parler : 12
« Oui, j’ai deux fils là-bas, dit-il. Cette semaine 12
J’ai su que le second va bien. Dieu le ramène ! 12
Moi, je ne l’attends plus depuis que l’autre est mort. 12
Oh ! ne m’allez pas dire : On ne sait pas son sort ; 12
105 Peut-être est-il blessé, prisonnier ?— Non, madame. 12
Je connais mon garçon, c’est une bonne lame, 12
Qui sait qu’on ne doit pas se rendre. Les meilleurs 12
Disaient : « Il nous vaut tous ! » J ’en étais fier. D’ailleurs 12
Le journal l’a bien dit, et je l’ai lu moi-même, 12
110 Son régiment était à Woerth. C’est le deuxième, 12
Celui dont il n’est rien resté — que le tombeau ! 12
Vive Dieu ! quel lancier c’était, et brave, et beau ! 12
Perdre un enfant pareil, voyez-vous, ça vous ronge. 12
Le cinq août, la veille (on dit songe, mensonge, 12
115 N’est-il pas vrai ? pourtant, écoutez donc ceci ) : 12
Il est venu vers moi la nuit, il m’a saisi 12
Dans ses bras : « Adieu, père ! » — Il est sorti tout pâle. 12
Au jour, me rappelant cette scène fatale, 12
L’embrassade, le cri, j’ai compris la leçon 12
120 Qu’il me fallait comprendre, et j’ai dit : Mon garçon 12
Est flambé, c’est fini ! — Depuis, j’ai su l’affaire, 12
Et j’ai récrit trois fois. Mais rien ! Allez, un père 12
Ne peut pas s’y tromper. Il était si gentil ; 12
Pour plume il aurait pris le bout de son fusil ; 12
125 Avec ça, doux, rangé, soigneux comme une fille… 12
Que voulez-vous ? On est ainsi dans la famille. 12
Notre sang aime à voir le grand soleil. Il faut 12
Qu’on se batte. De père en fils c’est le défaut. 12
Le bisaïeul que j’ai connu dans mon enfance 12
130 Et centenaire, était à Demain. Notre France 12
Fut envahie alors comme aujourd’hui. — Le roi 12
Vaut l’empereur. — L’aïeul était à Fontenoy. 12
— Je crois qu’on s’en voulait pour de la politique. — 12
Le père était partout durant la République : 12
135 Sur le Rhin, en Hollande, — et c’était le grand temps ! 12
Vint le premier empire, et j’avais dix-sept ans 12
Quand j’ai fait à mon tour ma première campagne. 12
L’ennemi nous passa sur le corps en Champagne 12
Pour entrer dans Paris, où jamais jusque-là 12
140 Nul n’avait pu venir. — Il nous coûtait cela, 12
Napoléon ! — Après mes douze ans de service, 12
Et beaucoup de travail pour peu de bénéfice, 12
Je me suis marié, les enfants ont grandi ; 12
Quand je les regardais, j’étais ragaillardi. 12
145 J’aimais a voir aussi près d’eux leur pauvre mère ; 12
Elle est morte, les fils sont partis pour la guerre, 12
Et je me suis fait vieux pour mourir le dernier. 12
L’aîné me ressemblait : l’autre, le pontonnier, 12
Tenait de ma défunte, il était blond comme elle. 12
150 Vous voyez cette eau bleue ? on dirait sa prunelle. 12
Quelque chose me dit qu’il restera là-bas, 12
Et celui-là non plus, je ne le verrai pas. 12
Plus de famille alors, plus de nom, plus de race. 12
La maison est à qui la veut ; car, à la place 12
155 Où leur sang a fumé, la terre le boira, 12
Et leur souvenir même avec moi s’éteindra. 12
— Oh ! je suis déjà vieux, et j’ai la tête blanche, 12
Mais si, trouvant enfin l’heure de la revanche, 12
Je tenais d’une main ces Prussiens haïs 12
160 Qui deux fois dans ma vie ont souillé mon pays, 12
Qui changent notre France en un champ de bataille ; 12
Et si, dans l’autre main, j’avais cette canaille 12
D’empereur, qui nous vole et nous égorge après, 12
Oh ! des deux mains, d’un coup, je les écraserais ! 12
V
165 Ah ! parce qu’ils sont forts, et qu’ils sont en grand nombre, 12
Qu’ils se sont préparés dans le silence et l’ombre 12
Comme des renards ou des loups ; 8
Parce qu’ils ont surpris notre France endormie, 12
Qu’ils ont mis leur poing lourd sur sa bouche blémie, 12
170 Et sur sa gorge leurs genoux, 8
Ils ont crié victoire, et dit qu’elle était morte ! 12
Mais le torrent de sang qu’ils font couler, emporte 12
Son dernier rêve et son sommeil ; 8
Et leur glaive, inhabile à bien servir leur haine, 12
175 A tout d’abord frappé, tordu, brisé sa chaîne : 12
Elle est libre pour le réveil ! 8
Comment n’ont-ils pas vu l’œuvre de leur démence ? 12
Ne comprennent-ils pas que la guerre commence, 12
Et, devant la Patrie en deuil 8
180 Qui presse de la main sa blessure béante, 12
N’ont-ils pas frissonné de honte et d’épouvante ? 12
Comment donc ont-ils tant d’orgueil ? 8
Est-ce qu’ils ont si mal appris leur propre histoire ? 12
Nous faut-il de nouveau leur remettre en mémoire 12
185 Les fastes de la liberté ? 8
Et quoiqu’ils aient gagné les premières étapes, 12
Ressusciterons-nous Valmy, Fleurus, Jemmapes, 12
Pour confondre leur vanité ? 8
Sans doute ils sont puissants, et leur audace est grande, 12
190 Il se peut même enter qu’au droit elle commande 12
Aujourd’hui, peut-être demain ; 8
Il se peut que le sort trompé notre courage, 12
Que jusqu’au lieu marqué pour laver tant d’outrage, 12
Nous devions faire un long chemin ; 8
195 Mais plus lente elle vient, plus la justice est sûre. 12
Passent les jours, les mois, les ans ! L’heure future 12
A déjà sonné sur nos fronts. 8
Nous saurons bien l’attendre et prendre patience ; 12
— Et s’il n’est plus qu’un cri, celui de la vengeance, 12
200 O France, nous le pousserons ! 8
VI
On disait : — Il est mort, foulé sur la grand’route 12
Par ceux dont il voulait arrêter la déroute. 12
Cet autre, au coin d’un bois, tomba seul. Celui-ci, 12
Plutôt que de céder, s’est fait tuer ici. 12
205 Celui-là fut broyé sous tant de projectiles, 12
Et tous ces dévouements étaient bien inutiles ! 12
Et je pensais : jamais dévouement n’est perdu ; 12
Ce germe est immortel, et le sang répandu 12
Consacre le principe au nom duquel il coule. 12
210 Ces braves ne sont pas grains de sable à la houle : 12
Ils sont grains de froment au sillon large et droit ; 12
ou sema le devoir, moissonnera le droit. 12
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