Métrique en Ligne
SAM_3/SAM88
Albert SAMAIN
Au Jardin de l'Infante
1893
ELÉGIE
A Gabriel Randon
Quand la nuit verse sa tristesse au firmament 12
Et que, pâle au balcon, de ton calme visage 12
Le signe essentiel hors du temps se dégage, 12
Ce qui t'adore en moi s'émeut profondément. 12
5 C'est l'heure de pensée où s'allument les lampes. 12
La ville où peu à peu toute rumeur s'éteint, 12
Déserte, se recule en un vague lointain 12
Et prend cette douceur des anciennes estampes. 12
Graves, nous nous taisons. Un mot tombe parfois, 12
10 Fragile pont où l'âme à l'âme communique. 12
Le ciel se décolore ; et c'est un charme unique 12
Cette fuite du temps, il semble, entre nos doigts. 12
Je resterais ainsi des heures, des années. 12
Sans épuiser jamais la douceur de sentir 12
15 Ta tête aux lourds cheveux sur moi s'appesantir, 12
Comme morte parmi les lumières fanées. 12
C'est le lac endormi de l'heure à l'unisson, 12
La halte au bord du puits, le repos dans les roses ; 12
Et par de longs fils d'or nos cœurs liés aux choses 12
20 Sous l'invisible archet vibrent d'un long frisson. 12
Oh ! garder à jamais l'heure élue entre toutes, 12
Pour que son souvenir, comme un parfum séché, 12
Quand nous serons plus tard las d'avoir trop marché, 12
Console notre cœur, seul, le soir, sur les routes. 12
25 Voici que les jardins de la Nuit vont fleurir. 12
Les lignes, les couleurs, les sons deviennent vagues. 12
Vois, le dernier rayon agonise à tes bagues. 12
Ma sœur, entends-tu pas quelque chose mourir !… 12
Mets sur mon front tes mains fraîches comme une eau pure, 12
30 Mets sur mes yeux tes mains douces comme des fleurs ; 12
Et que mon âme, où vit le goût secret des pleurs. 12
Soit comme un lis fidèle et pâle à ta ceinture. 12
C'est la Pitié qui pose ainsi son doigt sur nous ; 12
Et tout ce que la terre a de soupirs qui montent, 12
35 Il semble qu'à mon cœur enivré le racontent 12
Tes yeux levés au ciel si tristes et si doux. 12
logo du CRISCO logo de l'université