Métrique en Ligne
SAM_3/SAM126
Albert SAMAIN
Au Jardin de l'Infante
1893
DOULEUR
Douleur,quel sombre instinct dans tes bras nous ramène ? 12
Pourquoi frémissons-nous cette âpre volupté, 12
En entendant du fond des violons monter 12
Le vieil écho profond de la misère humaine ? 12
5 Pourquoi nos soirs d'amour n'ont-ils toute douceur, 12
Que si l'âme trop pleine en lourds sanglots s'y brise ? 12
La Tristesse nous hante avec sa robe grise, 12
Et vit à nos côtés comme une grande sœur. 12
Les plus hauts d'entre nous, vaguant par les ténèbres. 12
10 Artisans raffinés de leur propre tourment, 12
Ont taillé leur souffrance ainsi qu'un diamant, 12
Pour lui faire jeter des éclats plus funèbres. 12
Et le cœur dit : « Je suis l'ivrogne furibond. 12
Certes, la joie est bonne, et luit couleur de gloire ; 12
15 Mais quand c'est la Douleur même qui verse à boire, 12
Le verre qu'elle tend nous semble si profond. 12
J'ai soif… A moi le vin des artères brûlantes, 12
L'amour terrible et doux, l'espoir vermeil des forts 12
L'ennui brûle, j'ai soif… Ah ! versez à pleins bords 12
20 Le sang jailli des grandes âmes ruisselantes ! 12
L'Orgueil coiffe nos fronts d'un casque triomphant ; 12
Mais je sens des fraîcheurs de torrents et d'eaux vives. 12
Et d'immenses forêts profondes et plaintives. 12
Quand la pitié me touche avec sa main d'enfant. 12
25 Les dieux puissants vivaient l'éternelle journée, 12
Assis dans la lumière avec des fronts d'airain, 12
La croix du Pâle a fait son geste souverain, 12
Et la terre à genoux vers elle s'est tournée. 12
Je veux des passions, de l'amour, de la foi. 12
30 Comme un guerrier farouche avide de blessures. 12
Je veux voir, même au prix de défaites trop sûres. 12
S'éparpiller mon beau sang rouge autour de moi ! 12
Sous la main qui détient l'or des miséricordes, 12
Vivre, sentir en soi les houles de la mer. 12
35 Tendre — toute en frissons ! — la lyre de la chair 12
Et que la lyre en feu fasse éclater ses cordes ! 12
Car je suis dans l'ivresse ardente de souffrir. 12
Frère des grands flambeaux dont le vent tord la flamme, 12
Et qui, saignant à flots les pourpres de leur âme, 12
40 Jettent leurs plus beaux feux à l'heure de mourir. » 12
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