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ROS_2/ROS57
Edmond ROSTAND
UN SOIR À HERNANI
1887-1893
UN SOIR À HERNANI
I
« Zoin da herri hori ? »
Le vieil homme fit halte.
L'heure rosait au loin les croupes de basalte ; 12
La montagne semblait courir au golfe clair 12
Pour mêler ses moutons aux moutons de la mer ; 12
5 La fougère était morte et l'herbe tremblait toute ; 12
Et, noir contre le ciel, au tournant de la route 12
Où malgré la saison deux genêts épineux 12
Gardaient du velours jaune entre leurs piquants bleus, 12
L'homme, qu'enveloppait une vaste rotonde, 12
10 Était assis de l'air le plus triste du monde 12
Sur un petit cheval à tête de mulet. 12
« Zoin da herri hori ? » demandais-je. (Quel est 12
Ce village ?)
Et du doigt je montrais un village,
Tout en scandant ces mots de la langue sauvage 12
15 Vieille comme la roche et comme l'Océan. 12
‒ Mais ma voix n'avait pas le chant guipuzcoan. 12
Le vieux Basque espagnol, sans cesser d'être triste, 12
Toucha le bord pointu de son béret carliste. 12
Laissa courtoisement tomber sur l'étranger 12
20 Le mépris d'un regard qui semblait déroger, 12
Et répondit…
Genêts, sapins, fougère, ronce !
Je connaissais pourtant, d'avance, sa réponse ! 12
Je savais par quel mot trissyllabique et fier 12
Qui mettrait tout d'un coup de la gloire dans l'air, 12
25 Ce vieux pâtre hautain allait répondre, puisque 12
Par ces chemins d'Espagne où la grâce maurisque 12
Vit dans le geste obscur d'un porteur de fagot, 12
J'arrivais tout exprès pour l'entendre, ce mot ! 12
Puisqu'il avait, lui seul, rythmé ma marche ; et certe 12
30 Je ne l'ignorais pas, petite route verte, 12
Le nom du cher village assis sur tes bords frais ; 12
Ce n'était qu'un pieux frisson que je m'offrais 12
De me faire, en ce lieu, par cet homme, à cette heure, 12
Dire ce nom qui de tant d'ailes vous effleure ! 12
35 L'enthousiasme était dans mon âme. J'avais 12
Besoin d'entendre là ce nom que je savais, 12
Et ce nom que pourtant j'étais si sûr d'entendre 12
Je l'attendais, ‒ j'étais tout pâle de l'attendre ! 12
Et j'eus froid dans le dos et les larmes aux yeux 12
40 Lorsque, rendu plus grand par l'accent de ce vieux 12
Et par la majesté du val crépusculaire, 12
Avec je ne sais quoi de farouche sur l'Rère 12
Qui vibra comme vibre un fer de makhila, 12
Avec sur l'I beaucoup de langueur, et sur l'A 12
45 Cette sonorité gutturale et chantante 12
Qui prolonge, élargit, et solennise, et, lente, 12
Balance une voyelle ainsi qu'un encensoir, 12
Le nom de Hernani roula dans l'or du soir ! 12
Hernani, Hernani !…
Pâtre du pays basque,
50 Quand le silence emplit le val comme une vasque, 12
Tu l'entends se rider au loin du moindre bruit ; 12
Et tu peux, quand parfois tu jettes dans la nuit 12
Le long ricanement de ton vieux cri de guerre, 12
Suivre, comme un enfant suit jusqu'au bout sa pierre, 12
55 Ton cri jusqu'aux derniers ricochets musicaux 12
De ses échos et des échos de ses échos ! 12
Mais tu ne peux pas suivre un nom qui se prolonge 12
Dans tous les contreforts des Montagnes du songe, 12
Qui fait chanter tous les sommets roses qu'en nous 12
60 Ont laissé les premiers enthousiasmes fous ; 12
Et tu ne peux savoir qu'aux lointains de mon âme 12
Ce nom vient d'éveiller, en innombrable gamme, 12
Plus d'échos que jamais tu n'en déterminas 12
Quand tu poussais, le soir, tes longs irrinzinas ! 12
Hernani !
65 Je frissonne !… Oh ! comme il a, ce rustre,
Dit ce nom sans savoir que ce nom est illustre ! 12
La Victoire pour lui n'habite pas ce nom ! 12
Est-ce que les beaux vers font pousser l'herbe ? Non, 12
Et le soc en ouvrant la terre qu'il défriche 12
70 Ne peut faire jaillir un tronçon d'hémistiche ! 12
Ce nom n'est que le nom d'un pur triomphe d'art, 12
Il n'est brodé que sur l'invisible étendard, 12
Et rien pour ce passant grossier ne le consacre. 12
Ah ! si c'était le nom de quelque grand massacre, 12
75 Si ce Basque, en piochant, faisait sous son sabot 12
Rouler parfois ‒ énorme et sinistre grelot ‒ 12
Une tête de mort au large dans un casque 12
Et qui le fait sonner en y tournant, ce Basque 12
Prononcerait ce nom avec respect, tout bas ; 12
80 Car on est fier d'un champ où le dieu des combats 12
Vint faucher avant vous au son joyeux des fifres 12
Et sur lequel deux Rois ont enlacé leurs chiffres 12
Tracés en ossements d'hommes et de chevaux ; 12
Et Wagram sait qu'il est Wagram ; et Roncevaux 12
85 Sait qu'il est Roncevaux ; Cannes sait qu'elle est Cannes ; 12
Mais, laissant se remplir de fleurs ses barbacanes, 12
Et s'étant au soleil sur la route endormi, 12
Hernani n'a pas su qu'il était Hernani ! 12
Le paysan, toujours immobile, s'étonne ; 12
90 Sa gravité, devant mon trouble, l'abandonne ; 12
Il regarde ce fou qui tremble et s'attendrit 12
Quand on lui dit le nom d'un village ; il sourit 12
De tous les petits plis de son visage glabre ; 12
Puis, se renveloppant de tristesse cantabre, 12
95 Droit sur sa bique blanche au vieux ventre jauni, 12
Disparaît au tournant du chemin.
Hernani !…
II
J'avais dit : « Puisqu'il existe 7
Entre Irun et Tolosa 7
Un village fier et triste 7
100 Où la gloire se posa ; 7
Puisqu'en descendant vers l'Èbre 7
On entend, près d'un roc nu, 7
Palpiter un nom célèbre 7
Sur un village inconnu ; 7
105 Puisque, étant le nom d'un drame, 7
Et le nom d'un drame en vers. 7
Ce nom-là me touche l'âme 7
Comme avec des lauriers verts ! 7
Et puisque d'ailleurs les choses 7
110 S'arrangent mal à ce point, 7
Las ! que les apothéoses 7
Moi seul ne les verrai point ; 7
Puisque, ô divin porte-lyre, 7
Je ne sais pas où je puis 7
115 Aller prier pour te dire 7
Que de ta suite j'en suis ; 7
Puisque je n'irai pas boire, 7
Dans l'humble creux de ma main, 7
A ces fontaines de gloire 7
120 Qu'on fera couler demain… 7
Je prendrai devant ma porte 7
Ce chemin bleu qui conduit 7
A ce village qui porte 7
Ce nom qui chante et qui luit : 7
125 J'irai voir, passant la Rhune, 7
O vieux village hidalgo, 7
Ton chapeau de tuile brune 7
Empanaché par Hugo ; 7
J'irai parmi le mystère 7
130 De la route et du buisson 7
Célébrer le centenaire 7
A ma modeste façon ; 7
Aucune voix indiscrète 7
Ne viendra me faire un cours 7
135 (L'œuvre, l'homme, et le poète) ; 7
Le Vent fera les discours. 7
Oh ! je n'aurai pas la pompe 7
D'un cortège officiel… 7
Mais le coteau qui s'estompe 7
140 Et les étoiles du ciel ! 7
Un peu de brise française 7
En ce soir de Février 7
Soufflera dans le mélèze 7
Et dans le genévrier ; 7
145 Je veux, pèlerin que grise 7
Un espoir d'être béni, 7
Être là quand cette brise 7
Soufflera sur Hernani ! » 7
‒ Et j'étais parti. J'arrive, 7
150 Petite ville, et je vois 7
Ton arrogance pensive, 7
Ton noir profil d'autrefois ! 7
Déjà je vois apparaître 7
Un toit fier et surplombant, 7
155 Des balcons qui semblent être 7
Dessinés par Artaban ; 7
A mesure que j'approche 7
Je vois mieux se détacher 7
Cette fantastique roche 7
160 Qui domine ton clocher ; 7
Je t'admire ! je m'attarde 7
A t'admirer dans le soir ! 7
Et pourquoi je te regarde 7
Tu ne peux pas le savoir. 7
165 Hernani-du-Val-Bleuâtre 7
N'a pas entendu le cor 7
Que Hernani-du-Théâtre 7
Fait sonner dans son décor ! 7
Tandis que ton nom s'envole 7
170 Sur le grand drame français, 7
Petite ville espagnole, 7
Tu murmures : Je ne sais… 7
Et tu t'endors, fière et triste, 7
Entre Irun et Tolosa, 7
175 Au fron-fron d'un guitariste, 7
Au parfum d'un mimosa ! 7
III
Oui, c'était bien ici qu'il fallait que je vinsse ! 12
Car la roue en bois plein, toujours, dans l'ombre, grince : 12
Et tout est demeuré ‒ choses et paysans ‒ 12
180 Comme lorsqu'il passait, et qu'il avait dix ans ! 12
Mais mon émotion, tout d'un coup, s'est accrue 12
Je n'ose pas entrer dans la fameuse rue. 12
Au seuil de Hernani j'hésite avec amour, 12
Et j'en fais tout d'abord, avec respect, le tour. 12
185 Je traverse un étrange et vaste jeu de paume 12
Où travaille à cette heure un vieux cordier fantôme 12
Qui dévide, et recule, et chante. ‒ Un montagnard 12
Passe. Il est sans cuirasse. Il n'a pas de poignard. 12
Mais rien qu'à la façon dont il marche dans l'herbe, 12
190 Je le reconnais bien, le jeune amant imberbe ! 12
C'est lui-même, et la nuit tu dois, ô Doña Sol, 12
Lorsque de ton balcon il tombe sur le sol, 12
‒ Sans bruit parce qu'il a ses bonnes alpargates ! ‒ 12
Dire pour ce bandit ton chapelet d'agates. 12
195 Oh ! cet homme farouche, et qui possède l'art 12
D'enfoncer son chapeau par-dessus le foulard 12
Qui traverse son front d'un bandage vert-pomme, 12
Va crier : « Je suis Jean d'Aragon ! » et cet homme 12
Va trouver trop petits pour lui des échafauds… 12
200 Non ! cet homme se baisse et ramasse une faux. 12
Et jette cette faux sur son épaule, et rentre 12
Chez lui, d'un pas qui fait de sa chaumière un antre ! 12
‒ Et je vois s'avancer un être singulier 12
Qui balance un bâton de bois de néflier. 12
205 Et c'est le celador du village, le garde 12
De l'alcade. Et surpris, soudain, je le regarde. 12
Je n'en crois pas mes yeux !
« Pourquoi donc, celador,
Sur votre béret noir ces deux lettres en or ? 12
Que veut dire : V. H.vé ache ? »
Il répond avec pompe :
« Villa dé Hernani.»
210 Cet Espagnol se trompe.
Oh ! quand, pour te grandir encore, on t'exila. 12
Maître, tu n'aurais eu qu'à venir vivre là ! 12
C'eût été somptueux, formidable, ‒ et logique. 12
La ville était marquée à ton chiffre magique. 12
215 Certes, j'aime cette île où ta grande ombre erra. 12
Mais j'aperçois le roc de Santa Barbara 12
S'ériger âprement, et je regrette presque 12
En voyant un rocher tellement hugoesque 12
Que lorsqu'on t'exila tu ne sois pas venu, 12
220 Prince de Hernani, vivre sur ce roc nu ! 12
Je te vois, habitant, là-haut, parmi les ailes, 12
‒ O grand dessinateur de tours et de tourelles ! ‒ 12
Cet espèce de noir donjon médiéval 12
Que tu faisais sortir avec un ciel, un val, 12
225 Et des machicoulis dont le créneau s'échancre, 12
De l'élargissement d'une arabesque d'encre ! 12
Mais tu n'es pas absent, malgré que ton manoir 12
Soit construit seulement par les vapeurs du soir 12
Superbe castellan d'une invisible crête. 12
230 Tu restes à jamais perché sur la conquête ! 12
Ce village orgueilleux sera toujours à toi : 12
Il n'est plus à l'Espagne, il n'est plus à son Roi ; 12
En allongeant sur lui la griffe d'un poème 12
Tu l'as pris, ce village, à Don Carlos lui-même ! 12
235 Mais que dis-je ? tu n'as pas attendu si tard ! 12
Enfant, tu l'avais pris, en passant, d'un regard ! 12
Si bien que Hernani, que ton œuvre accapare, 12
Est bien plus dans Hugo qu'il n'est dans la Navarre ! 12
IV
Je tâche de revoir l'enfant mystérieux 12
240 Voyageant en Espagne, ‒ et je ferme les yeux… 12
Et je marche à travers la bruyère sauvage, 12
Et je rêve, en marchant, les détails du voyage. 12
O joie ! avoir dix ans, être fils d'un vainqueur, 12
Savoir déjà beaucoup de Virgile par cœur, 12
245 Garder, n'ayant jamais été mis au collège, 12
Autour de l'âme, encor, ce duvet qui l'allège ; 12
Et parce que d'honneurs et de gloire couvert 12
Le général Joseph-Léopold-Sigisbert, 12
Dont le père est un humble artisan de province, 12
250 Veut voir jouer ses fils dans le palais d'un prince, 12
Et qu'entre deux combats ce héros s'attendrit, ‒ 12
Se trouver brusquement en route pour Madrid, 12
Et le front bourdonnant encor d'un bruit de bronze, 12
Comme si l'on avait rêvé mil-huit-cent-onze, 12
255 Paris, et les portraits de Napoléon Deux, 12
Se réveiller courant des chemins hasardeux 12
Où parfois, sur le bord d'un gouffre, au clair de lune, 12
On rencontre un courrier qui vient de Pampelune ! 12
Je rêve les détails du voyage.
Correct,
260 Cambré contre le fond capitonné d'Utrecht 12
Pour que sa redingote à brandebourgs l'épouse, 12
Et pour qu'elle rabatte à la mil-huit-cent-douze 12
Sur son buste bombé les épaulettes d'or, 12
‒ Ou pour cacher qu'au fond du carrosse il s'endort. ‒ 12
265 L'aide de camp marquis du Saillant accompagne 12
La générale Hugo qui se rend en Espagne. 12
La générale Hugo n'est pas contente. Elle a 12
Horreur du vieux coucou que l'on rafistola 12
Et qui penche, guimbarde aux formes fantômales, 12
270 Sous des gibbosités de meubles et de malles. 12
Cet objet à la fois gothique et Pompadour, 12
Chaise de poste ensemble et carrosse de cour, 12
Qui sur de grands ressorts en gondole s'agence, 12
Par son cabriolet tient de la diligence, 12
275 Et, par son grincement, du char à bœufs. Des bœufs 12
Viennent d'ailleurs aider dans les chemins bourbeux 12
Les six mules hors d'âge et tintinnabulantes 12
Auxquelles un gaillard, prompt à les trouver lentes, 12
Crie, en fouettant leur dos écorché jusqu'à l'os, 12
280 Toutes sortes de mots qui finissent en dios. 12
Les trois petits Hugo, d'humeur moins difficile, 12
Se sont accommodés de ce luxe fossile ; 12
Les deux grands ont pouffé de rire en contemplant 12
Le ventre vert et or de ce monstre roulant 12
285 Dont l'ombre sur la route est apocalyptique ; 12
Et, grave, ayant déjà sa petite esthétique, 12
Le plus petit des trois ne l'a pas trouvé laid. 12
Ils montent tous les trois dans le cabriolet. 12
Ils tirent les rideaux sur les anneaux de cuivre ; 12
290 Changent de place ; ils sont heureux ; tout les enivre ! 12
Car les petits enfants sont de grands voyageurs 12
Et les endroits quittés ne gardent pas leurs cœurs. 12
Ils sont heureux. Ils ont des choses dans leurs poches. 12
Ils ouvrent tout le temps et ferment des sacoches 12
295 Dans lesquelles Dieu seul sait tout ce qu'ils ont mis. 12
On entend s'envoler parfois de tendres cris 12
Vers ce cabriolet qui fait un bruit de cage ; 12
Et le carrosse roule… « Eugène, soyez sage ! 12
‒ Surtout surveille bien ton petit frère, Abel ! » 12
300 Et l'on voit s'empourprer le mont Jaitzquibel. 12
Ils font tous ce chemin que je viens de refaire. 12
Je les vois. Je peux dire : « Ils sont aux croix de pierre. 12
Ils longent le vieux mur de granit » (il y a 12
Maintenant sur ce mur un grand magnolia !). 12
305 Je peux dire : « Ils vont être au château d'Urtubie 12
Dont l'armure d'ardoise est sans cesse fourbie 12
Par quelque brusque averse au flot diluvien ; 12
Ils y sont ! ils le voient, comme un archer qui vient 12
De laver à grande eau les mailles de sa brugne, 12
310 Se sécher au soleil sur la route d'Urrugne. 12
Ils sont au pont ; ils sont… »
Je rêve les détails
Du voyage.
Je sais devant quels vieux portails
Ils se sont arrêtés, dans un certain village. 12
Ils roulent. Maintenant le bizarre attelage 12
315 A rejoint, près d'Irun, le Convoi du Trésor. 12
Un beau général-duc tout étincelant d'or 12
Prend le commandement de cette cavalcade 12
Qui doit faire briller les yeux de l'embuscade ; 12
C'est parmi des plumets que l'on ressort d'Irun ; 12
320 D'alertes éclaireurs galopent un par un 12
Pour voir si dans les rocs rien ne se dissimule… 12
Clic ! Clac ! Déjà les fers de la première mule 12
Ont frappé d'un sonore et quadruple oméga 12
La roule d'Oyarzun et d'Astigarraga ; 12
325 La bergère s'enfuit et le troupeau s'effare ; 12
Les andalous vont l'amble au son de la fanfare. 12
Quoi ! pour Victor Hugo, des trompettes ? ‒ Déjà ? 12
Non, mais pour le Trésor. Ce Trésor protégea 12
Le petit voyageur pour qui tremble la Muse. 12
330 Il est de ces hasards bienheureux. Dieu s'amuse. 12
Deux mille hommes à pied ! mille hommes à cheval ! 12
Et l'on serre les rangs ! et dans l'ombre du val 12
La Providence ‒ car toujours la Providence 12
Lorsque naît un génie est dans la confidence ! ‒ 12
335 Sourit de ce Trésor qui n'est qu'un prête-nom ; 12
Et trois mille soldats renforcés de canon, 12
Gardent, croyant garder un coffre plein de piastres, 12
Un merveilleux enfant dont l'âme est pleine d'astres ! 12
Je rêve les détails du voyage.
Un convoi
340 Fait exprès, semble-t-il, pour l'enfant qui le voit ! 12
Chaîne héroï-comique, espagnole et française, 12
Et dont chaque chaînon est fait d'une antithèse ! 12
On voyage en Espagne, on est gardé par des 12
Grenadiers : ce sont des grenadiers hollandais. 12
345 Napoléon, qui pense à tout malgré la guerre, 12
Envoie un personnel tout neuf au Roi son frère : 12
De sorte qu'on peut voir un quadrille dansant 12
D'auditeurs au Conseil d'État sur des pur-sang. 12
Le Trésor est suivi de trois cents véhicules 12
350 Remplis de voyageurs charmants ou ridicules. 12
Élégance où parfois la loque flamboya, 12
On dirait d'un Boilly retouché par Goya. 12
Les jeunes colonels musqués et sans moustaches 12
Découvrent des minois dans le fond des pataches : 12
355 La main tremble ; l'œil rit ; la fleur tombe… Est-ce beau, 12
Criant à Salinas, chantant à Pancorbo, 12
Tantôt pris de fou rire et tantôt de panique, 12
Sous cet immense ciel bleu, ce cortège unique 12
Roulant, trottant, sifflant, luisant, flambant, piaffant, 12
360 Et, parmi ce cortège unique, cet enfant ! 12
Cet enfant porte en lui deux provinces de France, 12
Et sa Bretagne rêve, et sa Lorraine pense ; 12
Et c'est en même temps un petit Parisien 12
Qui ne perd pas la tête et qui regarde bien. 12
Qu'il regarde ! voici Hernani !…
V
365 Les voitures
Passent sous la visière énorme des toitures 12
Dans cette rue étrange où je monte en rêvant. 12
Ah ! c'est l'Espagne, enfin !
Je sais bien qu'au-devant
De celui qui sera son poète, l'Espagne 12
370 Avait mandé sa grâce à travers la montagne, 12
Qu'elle avait détaché vers lui quelques splendeurs 12
‒ Vieux clochers chambellans, moulins ambassadeurs, 12
Chargés de l'accueillir au seuil de la Biscaye 12
D'un peu de majesté, de morgue et d'antiquaille ! 12
375 Je sais bien qu'au-devant de celui qui venait 12
Elle avait envoyé le soleil, le genêt, 12
Le vent du sud chantant son grand air de bravoure ; 12
Que déjà cette Reine, aux portes de Ciboure, 12
Avait fait de sa part saluer cet Infant 12
380 Par un vieux mendiant de rouge se coiffant ; 12
Mais c'est à Hernani ‒ noir village, je t'aime ! ‒ 12
Qu'elle avait décidé de l'attendre elle-même. 12
Et tous les murs étaient pavoisés de haillons. 12
Depuis qu'on parcourait les âpres régions 12
385 Pour la première fois le convoi faisait halte ; 12
De sorte que ce fut vraiment ‒ et je m'exalte, 12
Je parle seul tout haut, je ris ! ‒ ce fut ici 12
Que la rencontre eut lieu. ‒ Noir village, merci ! 12
Tout à l'heure, en passant, on me montrait une île. 12
390 J'ai dit au batelier : « Ta barque est inutile ! 12
Que peut me faire à moi sur quel bout de terrain 12
Un Haro se rencontre avec un Mazarin ? 12
Je veux voir Hernani ! C'est là qu'entre les poutres 12
D'une rue où l'on boit le sombre vin des outres, 12
395 Sous une longue bande étroite d'indigo, 12
Se rencontra l'Espagne avec Victor Hugo ! 12
Je suis un pèlerin. Je viens pour qu'on me montre 12
Le véritable endroit de la grande rencontre. 12
Et non pas je ne sais quelle île des Faisans ! 12
400 ‒ Le siècle, cette année, a de nouveau deux ans. » 12
O rapide frisson des âmes enfantines ! 12
Aussitôt qu'il eut vu, l'enfant des Feuillantines, 12
L'orgueil silencieux qui ronge ces maisons 12
Et leur sort sur la face en énormes blasons ; 12
405 Ces fers forgés ; ces bois sculptés ; ces hommes pâles 12
Qui sur de pauvres seuils se drapent dans des châles ; 12
Les caprices pointus de ce pavé grimpant 12
Sous le balcon qui bombe et la loque qui pend ; 12
Aussitôt qu'il eut vu ce clocher à grillage 12
410 Où les cloches ont l'air d'oiseaux de bronze en cage ; 12
Aussitôt que, passant la poterne, il eut vu 12
Les longs veloutements de ce vallon perdu ; 12
Ces chênes bas taillés d'une façon si drôle 12
Qu'ils ont la grosse tête à perruque du saule ; 12
415 Ces fermes rabattant sur leurs murs des volets 12
D'où le piment retombe en doubles chapelets ; 12
Ces gazons où toujours quelque poulain se vautre ; 12
Ces toits dont un côté descend plus bas que l'autre ; 12
Aussitôt qu'il eut vu marcher dans les sentiers 12
420 Des joueurs de pelote et des contrebandiers ; 12
Sous les arbres trapus tout enthyrsés de lierres 12
Rire des muletiers avec des sandalières ; 12
Des filles aux pieds nus, de leurs orteils vibrants, 12
Caresser à rebrousse-écume les torrents ; 12
425 Des prêtres bruns mêler des ombres de soutanes 12
Aux troncs décortiqués et pâles des platanes ; 12
Des mules trois par trois traîner ces grands berceaux 12
Dont la toile au soleil tremble sur deux arceaux ; 12
La broussaille dresser son piège qui chuchote ; 12
430 Les moulins avoir l'air d'attendre Don Quichotte ; 12
Et les maïs bouger leur barbe et leurs plumets ; 12
Et les feux s'allumer soudain sur les sommets ; 12
Et le linge sécher à travers les campagnes, 12
Il fut plus Espagnol que toutes les Espagnes ! 12
435 Il a reçu le coup de soleil, c'est fini. 12
Quand sa mère aura peur ‒ plus loin que Hernani ‒ 12
Il rira. ‒ Le buisson où s'embusque la haine 12
Elle le connaît trop, la maman Vendéenne ! 12
Elle dit à son fils : « Rentrez la tête un peu ! » 12
440 Mais une vitre éclate ! On vient de faire feu ! 12
‒ « C'est gentil, l'ennemi qui m'envoie une bille ! » 12
Dit l'enfant. Car ce brave aux longs cheveux de fille 12
Est déjà tellement du pays où l'on est 12
Qu'il a mis du panache à son petit bonnet. 12
VI
445 O mystère charmant et profond de l'enfance ! 12
Quoi ! cet être joyeux d'enfreindre une défense, 12
Qui rit, qui parle seul, qui joue, et qui soudain 12
Semble pris pour ses jeux d'un immense dédain, 12
Et rêve, dédaignant l'image ou la praline, 12
450 Dans le plus sombre coin de la vieille berline ; 12
Qui montrait tout à l'heure un golfe avec son doigt 12
En demandant : « Quel est ce gros saphir qu'on voit ? » 12
Ce garçonnet ravi d'abîmer son costume, 12
C'est Celui qui mettra son siècle sur l'enclume, 12
455 Qui pendant si longtemps sera terrible et seul, 12
Et qui pratiquera si bien l'Art d'être Aïeul 12
Que, pâles apprentis sortant tous de ses forges, 12
Les poètes seront ses innombrables Georges ! 12
Quoi ! cet enfant, c'est lui par qui nous apprenons 12
460 Que tous ces voyageurs croyaient avoir des noms, 12
Et c'est lui l'éternel parmi ces éphémères ! 12
Quoi ! c'est le grand Hugo, ce petit Victor !
Mères,
Qu'il y ait du respect parfois dans la douceur 12
Du baiser mis au front de votre enfant rêveur ; 12
465 Que vos lèvres, parfois, en écartant des boucles 12
Aient peur de se brûler à quelques escarboucles ; 12
Frissonnez au milieu d'un rire ; effrayez-vous 12
De prendre l'avenir, ainsi, sur vos genoux ; 12
Et dites-vous, avec une ivresse inquiète, 12
470 Lorsque vous saisissez une petite tête 12
Pour essayer de voir au fond des yeux gamins, 12
Que vous tenez peut-être un monde entre vos mains ! 12
‒ Sait-on à quel moment au juste le dieu passe ? 12
Songez à la minute émouvante de grâce 12
475 Où, dans la vieille rue, au son d'un fandango 12
Que rythme un claquement de fouet, Madame Hugo 12
Sort du carrosse vert dont l'attelage souffle, 12
Et, prenant dans ses bras l'enfant qu'elle emmitoufle. 12
Distraite, d'une voix qui sommeille à demi, 12
480 Lui dit légèrement : « Tu vois, c'est Hernani. » 12
Aucun éclair n'a lui dans la ruelle noire ; 12
Nul n'a senti tomber cette graine de gloire ; 12
Et lui-même l'enfant n'est pas resté songeur. 12
On se bouscule, on crie, on jure ; un voyageur 12
485 Chante… Et le germe obscur descend au fond de l'âme. 12
« C'est Hernani, tu vois », a murmuré Madame 12
La générale Hugo, d'une distraite voix. 12
Et l'enfant regardait. « C'est Hernani, tu vois », 12
Dit cette mère. Et tout, pendant cette minute, 12
490 Tout, Don Ruy, Don Carlos, le grand vers dont la flûte 12
Soupire, le bandit, l'amour, le collier d'or, 12
La bataille de mil-huit-cent-trente, le cor, 12
Mademoiselle Mars, la salle qui trépide. 12
Tout, le lion superbe et le vieillard stupide, 12
495 Oui, tout fut, au-dessus de ce village fier, 12
Pendant cette minute, en puissance, dans l'air ! 12
Cette minute-là fut grosse du chef-d'œuvre. 12
‒ Et, faisant de son fouet zigzaguer la couleuvre. 12
Un jeune postillon, sur un seuil, étalait 12
500 Le rouge fatidique et vif de son gilet. 12
Le Rêve dans l'esprit des grands amants du Verbe 12
Abonde avec amour autour d'un nom superbe ; 12
Il suspend, en secret, son cristal doux et lent 12
Au nom qui s'alourdit d'un poids étincelant ; 12
505 Et quand, plus tard, cherchant dans cette ombre où tout reste, 12
Hugo retirera de son cœur, d'un seul geste. 12
Le nom qui s'y enfonce en tremblant aujourd'hui, 12
Ce nom ramènera tout un drame avec lui ! 12
VII
… Mais la nuit m'a surpris près d'un portail de pierre. 12
510 Alors je me souviens qu'il aimait la prière ; 12
Qu'il a divinement murmuré : « Va prier… » 12
Je songe que le soir du vingt-six Février, 12
Hernani, ton église est bien selon mon âme, 12
Puisque je ne peux pas aller à Notre-Dame ! 12
515 Et je laisse la vieille en noir qui tient les clés 12
M'ouvrir.
Saint-Sébastien a les cheveux bouclés ;
Le large autel doré luit de toutes ses forces ; 12
Et l'on voit des raisins sur les colonnes torses. 12
Cette église serait sûrement de son goût. 12
520 Et comme dans son œuvre énorme on trouve tout, 12
J'y prends quelques beaux vers comme on choisit des cierges, 12
Et je les fais brûler doucement. Et les Vierges 12
‒ Fronts de cire entrevus à travers des carreaux ‒ 12
Sont celles justement qu'invoquent ses héros ; 12
525 Et je t'ai demandé, Petit Roi de Galice, 12
Comment il faut prier pour que Dieu s'attendrisse ! 12
Et je sors tout ému sous le ciel toujours beau ; 12
Et je marche en disant : « Maître, Génie, Hugo… 12
Souris, Père d'un siècle, aux humbles fils d'une heure ! 12
530 Que quelque chose, en nous, de ce grand jour, demeure ! 12
Donne-nous le courage et donne-nous la foi 12
Qu'il nous faut pour oser travailler après toi… » 12
Et les mots se pressaient sans ordre sur ma lèvre. 12
Car depuis le matin je cultivais ma fièvre. 12
535 « … Fais que nous nous levions la nuit pour travailler, 12
Que nous ne dormions plus à cause du laurier ; 12
Et détache ta main, un instant, de ta tempe, 12
Pour bénir notre front, notre cœur, notre lampe… » 12
Des paysans passaient. ‒ « Persuade-nous bien 12
540 Que le travail est tout, que nous ne sommes rien… » 12
Un chant montait, de ceux que plusieurs voix reprennent. 12
« …Et dis-nous de chanter pour que tous nous comprennent ! » 12
Ainsi parlait la voix de mon âme à genoux. 12
Le soir d'Espagne était merveilleusement doux. 12
545 Mais il fallait partir, car l'ombre enveloppante 12
Venait ; je reprenais la vieille rue en pente 12
Qui serre tellement le ciel entre ses toits 12
Que l'on ne voit jamais qu'une étoile à la fois ; 12
Je murmurais : « Faut-il qu'un pareil jour s'achève ? » 12
550 Je sortais de Hugo comme l'on sort d'un rêve ; 12
Et j'ai redescendu la rue ; et lorsque j'ai 12
Passé sous le dernier balcon de fer forgé, 12
Un homme, d'une voix orgueilleuse et bourrue, 12
M'a dit : « Señor, c'est là ‒ dans cette vieille rue ‒ 12
555 Que naquit Urbuta, le brave à qui le Roi 12
François Premier rendit son épée ! » Alors, moi 12
J'ai dit : « C'est là qu'est né ‒ dans cette rue ancienne ‒ 12
Le drame auquel le Cid pourrait rendre la sienne. » 12
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