Métrique en Ligne
ROS_1/ROS6
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
I
LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
VI
LA FENÊTRE
OU
LE BAL DES ATOMES
Un rayon d'or qui se faufile 8
Aux interstices des volets 8
Fait danser une longue file 8
De petits atomes follets. 8
5 C'est une poussière vivante 8
Qui monte, monte incessamment, 8
Puis redescend, toujours mouvante, 8
Dans un éternel tournoiement. 8
Elle tourbillonne et s'envole 8
10 Comme un peuple de moucherons ; 8
Au soleil elle farandole 8
Et fait des fugues et des ronds ; 8
Et tels d'imperceptibles gnomes, 8
De microscopiques lutins, 8
15 Ils valsent, les petits atomes, 8
Dans les rayons d'or des matins ! 8
Sans cesse, dans cette traînée 8
De clair soleil éblouissant, 8
Leur troupe folle est entraînée, 8
20 Elle remonte et redescend. 8
Ils dansent, dans l'or de la bande 8
Qui tombe, oblique, des volets, 8
Une furtive sarabande 8
Et de silencieux ballets. 8
25 Qu'ont-ils donc à danser si vite 8
Sur ce pont d'Avignon vermeil ? 8
Sentent-ils qu'il faut qu'on profite 8
D'un bal que donne le soleil ? 8
D'où vient-elle cette poussière ? 8
30 Ces atomes n'existent-ils 8
Que dans les filets de lumière 8
Qu'ils peuplent de leurs grains subtils ? 8
Non. Leur montante farandole, 8
Que l'on distingue seulement 8
35 Dans la clarté qui les isole, 8
Fait partout son fourmillement ; 8
Et tout autour de nous, dans l'ombre, 8
Ces riens, sans que nous le croyions, 8
Voltigent en aussi grand nombre 8
40 Que là, dans l'or de ces rayons. 8
Ils vont, viennent. Mais d'habitude 8
On ne peut les apercevoir. 8
L'air s'emplit de leur multitude : 8
On les respire sans les voir. 8
45 Leur existence qu'on ignore 8
Ne se révèle brusquement 8
Que lorsqu'un rai de soleil dore 8
Leur humble poussière, en passant ! 8
Et je pense à ces pauvres diables 8
50 Qui s'agitent autour de vous, 8
À tous ces rêveurs misérables, 8
A tous ces admirables fous ! 8
Ils sont là, dans l'ombre, qui riment, 8
Qui peinent sur leurs œuvres, — mais 8
55 C'est pour eux seulement qu'ils triment… 8
Et vous ne les voyez jamais ! 8
Vous ne savez pas l'existence 8
De tous ces humbles faiseurs d'art 8
A qui manque la circonstance ; 8
60 Mais lorsque, par un pur hasard, 8
La lueur de gloire est tombée 8
Sur un petit groupe d'entre eux, 8
Vous les admirez bouche bée 8
Ceux-là qui furent plus heureux ! 8
65 Car ils sont comme la poussière 8
Des petits atomes danseurs 8
Qu'on ne voit que dans la lumière, 8
Les poètes et les penseurs ! 8
Le rayon faufilé dans l'ombre, 8
70 Dans lequel, seul, on peut les voir, 8
Est trop étroit pour leur grand nombre, 8
Et beaucoup restent dans le noir. 8
Dans cette clarté d'auréole 8
Tous voudraient bien un peu venir. 8
75 Hélas ! et leur désir s'affole 8
De n'y pouvoir pas tous tenir ; 8
Ils y voudraient vite leur place, 8
Car bientôt ils seront défunts… 8
Mais la gloire, la gloire passe, 8
80 Et n'en dore que quelques-uns ! 8
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