Métrique en Ligne
ROS_1/ROS54
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
III
LA MAISON DES PYRÉNÉES
XIX
LE MENDIANT FLEURI
Il n'est pas du pays. D'où peut-il être ?… d'où ? 12
On ne sait pas. C'est un mystérieux bonhomme. 12
Sur le bord du chemin parfois il fait un somme. 12
Il porte un vieux chapeau qui paraît être — comme 12
5 Ceux que portent les champignons — en amadou. 12
Eut-il un nom ? Lequel ? On l'ignore. On le nomme 12
Le Mendiant Fleuri. C'est tout. 8
Il a cette folie, il a cette jolie 12
Folie : il se fleurit. Il se déguise en Mai. 12
10 Son chapeau d'amadou porte un phlox pour plumet. 12
Dès qu'il découvre un trou dans sa veste, il y met 12
Du lilas, un pavot. Si c'est une folie, 12
Cet affreux vagabond des routes se permet 12
La même que vous, Ophélie ! 8
15 Cet homme a des crocus aux plis de ses lambeaux 12
Comme les champs en ont aux creux de leurs ornières. 12
A ses poches il a des touffes printanières 12
Comme les bois en ont aux seuils de leurs tanières. 12
Au lieu des vieux boutons de corne, il a, plus beaux, 12
20 Des boutons d'or. Au lieu des pailles coutumières, 12
Il a du thym dans ses sabots. 8
Il reprise sa cape en ajonc qui s'accroche, 12
Reborde un vieux revers avec des serpolets, 12
Pique de la tremblette aux fentes des ourlets, 12
25 Enrichit de bleuets roses et violets 12
Sa pauvre barbe dont le chanvre s'effiloche ; 12
Puis, fume, luxueux, parmi tous ces bleuets, 12
Une pipe d'aristoloche ! 8
Qu'il est beau quand il va de maison en maison, 12
30 Chamarré d'herbe-aux-gueux, d'airelle et de spargoutte ! 12
La flore du moment sur lui frissonne toute. 12
Qu'il est beau quand il passe, en fleurs, et qu'il s'ajoute, 12
Comme un calendrier vivant, à l'horizon ! 12
De sorte qu'il suffit de le voir sur la route 12
35 Pour savoir quelle est la saison ! 8
Il réussit parfois des toilettes charmantes. 12
Je lui connus un col d'aspérule, un camail 12
De scabieuse ayant un chardon pour fermail. 12
Qu'il est beau quand il va de portail en portail, 12
40 Et que, chargé de coquelourdes et de menthes, 12
On le voit, rouge et vert comme un saint de vitrail, 12
Passer dans les herbes fumantes ! 8
O bizarre bonhomme, ô vagabond falot, 12
Misère dont toujours embaumait le passage, 12
45 Vieillesse où le muguet attachait un grelot, 12
O Mendiant Fleuri, gueux parfumé, fou, sage ! 12
Brave pauvre, qui, loin d'être un pauvre honteux, 12
Marques la déchirure avec une jonquille, 12
On t'est reconnaissant, presque, d'être boiteux, 12
50 Tant la guirlande est belle autour de ta béquille ! 12
Cynique éblouissant, héroïque et finaud, 12
Je ne saurais assez préférer, quand j'y pense, 12
Tes courageuses fleurs au facile tonneau, 12
Diogène charmant de nos routes de France ! 12
55 Inconscient donneur d'une grande leçon, 12
Merci, fou gracieux, poète et philosophe, 12
D'oser, sous le soleil, enseigner la façon 12
D'accommoder de fleurs les restes de l'étoffe ! 12
Il nous apprend, ton humble et rustique talent, 12
60 Ce qu'on peut faire avec quelques fleurs, quelques-unes ! 12
Alors, pourquoi traîner sa vie en étalant 12
Des misères, des trous, des tares, des lacunes ? 12
Pourquoi ne pas avoir un iris au chapeau 12
Qu'on tend vers le passant — ou qu'on tend vers la gloire ? 12
65 Ah ! Mendiant Fleuri, quand rentre le troupeau, 12
Ils font bien, les bergers, de te verser à boire ! 12
Que ton moyen me plaît ! Tous mes accrocs d'hier 12
Vont aujourd'hui, du moins, servir à quelque chose. 12
Si lu fais le faraud, moi je ferai le fier. 12
70 Ton gilet a son lys ? Mon cœur aura sa rose ! 12
J'ai compris qu'il ne faut, qu'on ne peut, qu'on ne doit 12
Présenter au prochain nulle image cruelle, 12
Puisqu'on n'a qu'à rouvrir sa blessure du doigt 12
Pour y mettre la fleur qui va la rendre belle ! 12
75 Bonhomme, j'ai compris qu'il faut être coquet 12
De sa blessure, au lieu que d'en être malade, 12
Et que même, parfois, pour y mettre un bouquet, 12
Il convient d'élargir la simple estafilade. 12
On n'a plus peur de rien lorsqu'on prend ce parti. 12
80 Et l'on acquiert bientôt la grâce, et la manière 12
D'être reconnaissant au buisson qui, gentil, 12
Pour la fleur qu'il vous tend vous fait la boutonnière ! 12
Dès qu'on est décousu par un poignard nouveau, 12
Il faut en profiter pour se fleurir encore. 12
85 Plus on est malheureux, plus on doit être beau ! 12
Faisons tous nos malheurs en corolles éclore ! 12
Servons-nous du malheur. — Un jour, un jardinier 12
M'a dit cette parole ingénue et profonde : 12
« Si Job avait planté des fleurs sur son fumier, 12
90 Il aurait eu les fleurs les plus belles du monde ! » 12
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