Métrique en Ligne
ROS_1/ROS5
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
I
LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
V
LE DIVAN
Quand on est couché sur le divan bas 10
Devant la fenêtre, 5
C'est délicieux, car on ne sait pas 10
Où l'on peut bien être. 5
5 Mollement couché, des coussins au dos, 10
On goûte une joie : 5
On ne voit plus rien, entre les rideaux, 10
Que le ciel de soie ! 5
Ni sordides murs, ni toits, ni sommet 10
10 D'arbre de décembre ! 5
Mais on revoit tout sitôt qu'on se met 10
Debout dans la chambre ! 5
Dès qu'on est debout, on revoit la cour 10
De zinc et d'asphalte, 5
15 Tout ce qui, soudain, quand le rêve court, 10
Vient lui dire : « Halte ! » 5
L'envers des maisons, luxe à prix réduit, 10
Gaz et tuyautages, 5
Et l'affreux vitrail qui se reproduit 10
20 A tous les étages ! 5
Dès qu'on est debout, on voit brusquement 10
Tout ça reparaître. 5
On s'étend : plus rien que du firmament 10
Dans une fenêtre ! 5
25 C'est pourquoi, souvent, quand je me sens las 10
De vulgaire vie, 5
Durant tout un jour, sur le divan bas, 10
Je rêve et j'oublie. 5
Et j'aime rester immobile sur 10
30 Le vieux divan rouge, 5
Sachant qu'on détruit le carré d'azur 10
Aussitôt qu'on bouge. 5
Et je n'aperçois que du bleu, du bleu, 10
Du bleu dans la baie ; 5
35 Le soleil y vient, une heure, au milieu, 10
Faire sa flambée ; 5
Puis, le carré bleu pâlit vers le soir, 10
Prend un vert turquoise ; 5
Puis il s'assombrit, devient presque noir : 10
40 C'est comme une ardoise. 5
Et de signes clairs partout la criblant, 10
L'invisible craie 5
Vient couvrir alors d'algèbre tremblant 10
L'ardoise sacrée ! 5
45 Oh ! ne pas bouger ! ne pas faire un pas 10
Vers cette fenêtre ! 5
Croire que la cour affreuse n'est pas 10
Et ne peut pas être ! 5
Oh ! dire au tableau : « Je ne te permets 10
50 Que ce qui s'étoile ! » 5
Se placer toujours pour ne voir jamais 10
Le bas de la toile ! 5
Ce serait trop beau ! — Ne pas lire tout, 10
Choisir dans le livre ! — 5
55 Mais on ne peut pas ! Sans être debout, 10
On ne peut pas vivre ! 5
Ce qu'il faut pouvoir, ce qu'il faut savoir, 10
C'est garder son rêve ; 5
C'est se faire un ciel qu'on puisse encor voir 10
60 Lorsque l'on se lève ; 5
C'est avoir des yeux qui, voyant le laid, 10
Voient le beau quand même ; 5
C'est savoir rester, parmi ce qu'on hait, 10
Avec ce qu'on aime ! 5
65 Ce qu'il faut, c'est voir, au-dessus d'un toit, 10
D'une cheminée, 5
Au-dessus de moi, au-dessus de toi, 10
D'une humble journée, 5
D'un coin de Paris, — c'est cela qu'il faut, 10
70 Car c'est difficile ! — 5
Un ciel aussi pur, un ciel aussi haut 10
Qu'un ciel de Sicile ! 5
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