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ROS_1/ROS49
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
III
LA MAISON DES PYRÉNÉES
XIV
LES BŒUFS
C'est l'heure où la nuit pose, en montant vers les cieux, 12
Son pied sur chaque mont comme sur une marche ; 12
Et, déchirant le soir du cri de ses essieux, 12
Un char de foin a l'air d'une meule qui marche. 12
5 Deux bœufs trament ce char, et, de leur front têtu, 12
Ils poussent en avant, les cornes abaissées ; 12
Chacun d'un tablier de toile est revêtu, 12
Qu'on voit en bas frangé de ficelles tressées. 12
Cette frange descend sur leurs genoux noirauds 12
10 Pour éloigner, pendant les chaudes matinées 12
Où des bourdonnements s'échappent des sureaux, 12
Le harcèlement bleu des mouches obstinées. 12
Ils avancent, coiffés de peaux d'agneaux, les bœufs, 12
Flanquant des coups de queue à leur croupe écailleuse, 12
15 Et sans paraître voir le tournant trop bourbeux, 12
Ni qu'après le tournant la côte est rocailleuse. 12
Lorsque le char s'enfonce et qu'il faut l'arracher, 12
Dans le marbre gluant des naseaux noirs et roses, 12
Ils soufflent un instant, puis, sans daigner broncher, 12
20 Ils partent à nouveau, les paupières mi-closes. 12
Et tandis qu'ils sont là peinant, poussant plus fort, 12
Les bœufs mystérieux, énormes et timides, 12
Comme s'ils demeuraient étrangers à l'effort, 12
Gardent, sous leurs cils durs, toujours, leurs yeux humides. 12
25 Un attendrissement semble être en eux monté 12
Que ne peut plus troubler la présente détresse ; 12
Et, les voyant souffrir avec cette bonté, 12
J'ai compris quelle était leur profonde sagesse. 12
Ils ne s'étonnent plus, les paisibles bœufs roux, 12
30 Car ils ont longuement réfléchi sur les choses ; 12
Et ce sont devenus des philosophes doux, 12
Patients rumineurs des effets et des causes. 12
Ils ne s'étonnent plus, ils ne s'indignent plus, 12
Sachant qu'on perd son temps en révoltes superbes, 12
35 Quand la route implacable ouvre ses deux talus, 12
Et qu'il vaut mieux songer en remâchant des herbes ! 12
Ils savent qu'à leur sort ils ne changeraient rien, 12
Mais que chaque moment des plus ingrates vies 12
Peut posséder le rêve, insaisissable bien, 12
40 Secrète liberté des races asservies ! 12
Qu'importent l'aiguillon cruel, le taon haineux, 12
L'accouplement au joug, les cornes qu'on attache ! 12
Ils ne souffrent de rien, ne vivant plus qu'en eux, 12
Et machinalement accomplissant leur tâche. 12
45 Qu'importe la charrue et d'avoir entendu 12
Le cri que le bouvier pousse à la capvirade !… 12
Chacun, posant sans bruit son large pied fendu, 12
Rêve, et sent près de lui rêver son camarade. 12
Ils vont, sans s'occuper des coups ni des faux pas, 12
50 Trouvant que pour rêver, déjà, la vie est brève. 12
Et que, si grands qu'ils soient, des maux ne valent pas 12
De détourner le sage, un moment, de son rêve ! 12
C'est pourquoi, quand, la ronce accrochant les moyeux, 12
L'ornière sous la roue hostilement se creuse, 12
55 Au plus fort de la lutte ils gardent dans leurs yeux 12
Cette belle douceur de la pensée heureuse. 12
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