Métrique en Ligne
ROS_1/ROS44
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
III
LA MAISON DES PYRÉNÉES
IX
OMBRES ET FUMÉES
J'aime les ombres, les fumées, 8
Ces fugacités et ces riens, 8
Ces formes vaguement formées, 8
Ces tremblements aériens. 8
5 Je t'aime, toi qui ne te poses 8
Jamais, Fumée, ô sœur du Vent, 8
Et je vous aime, Ombre des choses, 8
Plus que les choses bien souvent ! 8
Je vous aime, parce que, vaines, 8
10 Vous me convenez, à moi, vain, 8
Et parce que, les incertaines, 8
Vous me charmez, moi, l'incertain ! 8
Oui, j'aime toutes les fumées, 8
Celles qui traînent sur les champs, 8
15 Celles qui sortent des ramées, 8
Celles aux panaches penchants, 8
Les larges dont les hanches rondes 8
Se roulent dans l'azur profond, 8
Celles qui sont des boucles blondes 8
20 Qui de plus en plus se défont, 8
Ou des vrilles que l'air allonge, 8
Fins copeaux roulants et fuyards 8
De quelque menuisier de songe 8
Qui raboterait des brouillards ; 8
25 J'aime celles qui sont, il semble, 8
— Leurs flocons ensemble étant pris 8
Et montant ainsi pris ensemble, — 8
Des grappes de gros raisins gris ; 8
Celles dont le duvet tressaille 8
30 Sur les chaumes, piquant au bout 8
De ces obscurs chapeaux de paille 8
Des aigrettes de marabout ; 8
Celles qui, tôt disséminées, 8
Par petits bonds légers s'en vont 8
35 Du chalumeau des cheminées, 8
Comme des bulles de savon ; 8
Les droites et les zigzagantes, 8
Et celles qui font sur les cieux 8
Des fioritures élégantes, 8
40 Des paraphes prétentieux ; 8
J'aime celles dont les spirales 8
Semblent monter d'un encensoir ; 8
J'aime les roses, matinales, 8
J'aime les bleuâtres, du soir ; 8
45 Et celles que j'aime entre toutes, 8
Sont les pâles, les faibles, les 8
Pas encor tout à fait dissoutes, 8
Mais presque, aux lointains violets ; 8
Celles aux graciles volutes 8
50 Qui, dans les vallons assombris, 8
Dénoncent à peine les huttes 8
Et les éphémères abris ; 8
Celles qu'un jeu de brise courbe, 8
Courbe et redresse tour à tour, 8
55 Sur les moribonds feux de tourbe 8
Abandonnés par le pastour, 8
Et dont les timides guirlandes 8
S'effacent à nos yeux ravis, 8
Et défaillent au loin des landes 8
60 Sur un horizon de lavis… 8
*
Et j'aime aussi toutes les ombres, 8
Et tous leurs caprices chinois, 8
Géantes, naines, pâles, sombres, 8
Selon l'heure et selon le mois ; 8
65 Les belles ombres magistrales 8
Qui rampent solennellement ; 8
Les ombres caricaturales 8
A l'hoffmannesque mouvement ; 8
Les ombres surtout, je l'avoue, 8
70 Qui par des pinceaux très subtils 8
Semblent faites : sur une joue, 8
Cette fameuse ombre des cils ; 8
Cette ombre que, minutieuse, 8
Sur le bas du roc cinabrin 8
75 Ou sur le pied roux de l'yeuse, 8
Projette l'herbe, brin par brin ; 8
Sur le ruisseau, l'ombre d'un saule 8
Superposée à son reflet ; 8
Au fond du ruisseau, l'ombre drôle 8
80 D'un têtard vif sur le galet ; 8
Une ombre de fils d'araignée 8
Dans laquelle un insecte mort, 8
Balançant sa panse saignée, 8
Met une petite ombre encor ; 8
85 Votre ombre au rideau de l'auberge, 8
Moustaches du chat accroupi ; 8
L'ombre d'un cheveu de la Vierge ; 8
L'ombre d'une barbe d'épi ; 8
Et dans le lys, cadran solaire 8
90 A qui Mab dit : « Quelle heure est-il ? » 8
En bâillant sous un capillaire, 8
L'ombre tournante du pistil ! 8
Mais les ombres que je préfère, 8
Sont celles, naturellement, 8
95 Qu'un fugitif objet vient faire, 8
Les chères ombres d'un moment. 8
Et c'est l'ombre de ce qui vole 8
Qui me séduit le plus, étant 8
La plus vaine et la plus frivole, 8
100 Par son symbole inquiétant. 8
J'aime les ombres minuscules 8
Qui dansent sous les papillons, 8
Qui dansent sous les libellules, 8
Sur l'eau, les herbes, les sillons ; 8
105 J'aime l'ombre que l'alouette 8
Laisse par terre en s'élevant, 8
Et la rapide silhouette, 8
Sur les toits, de l'engoulevent ; 8
L'ombre d'un bond de sauterelle, 8
110 L'ombre, sous un zéphyr souffleur, 8
De la plume abandonnant l'aile, 8
Du pétale quittant la fleur ; 8
Toute ombre vite évanouie, 8
Toute ombre qu'on perd brusquement : 8
115 Sur les lèvres de mon amie 8
L'ombre d'un attendrissement, 8
Dans toutes les ombres des branches 8
Toutes les ombres d'oiselets, 8
Celles, sur les poussières blanches, 8
120 De votre vol, duvets follets, 8
Et, sur la frissonnante page 8
Où j'écris ces vers, au jardin, 8
L'ombre que jette le passage 8
De quelque moucheron soudain ! 8
125 Oui, lorsque à mon accoutumée 8
Je laisse aller jouer mes yeux, 8
C'est avec l'ombre et la fumée 8
Qu'ils s'amusent toujours le mieux ; 8
Et parmi les ombres sans nombre 8
130 Au jeu desquelles je me plus, 8
La plus philosophique, l'ombre 8
La plus ombre, et, partant, la plus 8
Vraiment de mes regards aimée, 8
Ce fut, — ô deux riens s'assemblant ! — 8
135 Ce fut l'ombre d'une fumée 8
Bleuissante sur un mur blanc ! 8
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