Métrique en Ligne
ROS_1/ROS23
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
II
INCERTITUDES
I
CHANSON DANS LE SOIR
Il fit halte, ébloui, humant 8
Cette soirée et son haleine, 8
Au sommet de l'escarpement 8
D'où l'on découvre infiniment 8
5 La plaine. 2
Un doux crépuscule du mois 8
Des doux crépuscules — septembre — 8
Bleuissait vaguement les bois, 8
Sous un ciel de rose, à la fois, 8
10 Et d'ambre 2
La lune, basse, et n'ayant point 8
Son teint coutumier de béguine, 8
Montrait un rougeâtre embonpoint, 8
Telle une orange mûre à point, 8
15 Sanguine ; 2
Et, sous cet astre de Japon, 8
Le val fuyait en molles lignes, 8
Avec le canal clair, le pont, 8
L'étang ridé comme un crépon, 8
20 Les vignes. 2
Il admirait, lorsque, soudain, 8
Un chant monta de ce théâtre, 8
De ce cirque, de ce jardin, 8
Exhalé du dernier gradin 8
25 Bleuâtre. 2
Et cet air où le soir mêla 8
Son murmure de vaste conque, 8
Cet air divinement vola… 8
C'était, d'ailleurs, un lon lon la 8
30 Quelconque. 2
Mais, dans le lointain de pastel, 8
Ce chant naïf, lent comme un psalme, 8
Était irrésistible, — et tel 8
Que cet instant fut immortel 8
35 De calme. 2
Il se fit un tel unisson 8
De ce chant et du paysage, 8
Que le poète eut un frisson. 8
Et nous vîmes des pleurs sur son 8
40 Visage. 2
Puis, de ce ton triste et coquet, 8
Ému, mais où du railleur passe, 8
De ce ton qui laisse inquiet, 8
Qui est son défaut, et qui est 8
45 Sa grâce, 2
Cependant que toujours, parmi 8
Le doux bruit du soir qui soupire, 8
Montait sur le val endormi 8
La chanson charmante, il se mit 8
50 À dire : 2
« O chanson qui monte, vieil air, 8
Filet lointain d'une voix pure, 8
Selon la brise vague ou clair, 8
O dentelle de son dans l'air, 8
55 Guipure ! 2
« O chanson qui monte dans l'or, 8
Du ciel, sur la lande embrumée, 8
Qui flotte au-dessus du décor, 8
Ruban de son, et moins encor… 8
60 Fumée ! 2
« Oh ! qui donc, de cette façon 8
Mélancolieuse et touchante, 8
Quel rustique et jeune garçon, 8
Quel bouvier, quel pâtre, ô chanson, 8
65 Te chante ? 2
« Quel simple, ignorant de ce qu'il, 8
Oh ! de tout ce qu'il ressuscite 8
De tendre, en moi, de puéril, 8
Ajoute ce charme subtil 8
70 Au site ? 2
« Charme dont, languissant musard, 8
Je suis ému jusqu'à la larme, 8
Parce que, inattendu, sans art, 8
Il éclôt d'un simple hasard, 8
75 Ce charme ! 2
« Voilà ! le fredon d'un vilain, 8
L'odeur d'un pré, la saison, l'heure, 8
Un peu de bleu crépusculin, 8
Voilà ! ce n'est pas plus malin… 8
80 On pleure ! 2
« Eh quoi ! pleurer comme d'amour 8
Pour un lon lon la monotone, 8
Pour le dernier soupir du jour, 8
Pour le vent dans les arbres, pour 8
85 L'automne ? 2
« De quoi donc souffrent-ils, mes nerfs ? 8
De quoi donc, mon âme, es-tu veuve, 8
Pour que, parmi ces champs déserts, 8
Un air tel que tous les vieux airs 8
90 M'émeuve ? 2
« Est-ce là mon état normal ? 8
De quel ciel suis-je nostalgique ? 8
De quel pays ai-je le mal ?… 8
Tais-toi, chant qui me rends ce val 8
95 Magique ! 2
« Ah ! de mes larmes il appert 8
Que dans un désordre je sombre ! 8
Quoi ! pleurer parce que Vesper 8
S'allume, et qu'une voix se perd 8
100 Dans l'ombre ? 2
« Savourer le charme anxieux 8
Du moment et de l'atmosphère ? 8
Jouir de l'ouïe et des yeux ? 8
— Hélas ! il y a pourtant mieux 8
105 À faire ! 2
« Il y a pourtant plus d'un but 8
Digne d'un homme jeune et libre ! 8
O chanson dans le lointain… chut ! 8
Ne serai-je jamais qu'un luth 8
110 Qui vibre ? 2
« Je m'en blâme… et toujours, si on 8
Chante un chant dans un lointain rose, 8
Je retourne avec passion 8
A cette délectation 8
115 Morose ! 2
« La tristesse est un aconit 8
Doux et vénéneux, que j'aspire ! 8
Et mon vivre est selon le rit 8
De ton Jacques d'As you like it, 8
120 Shakspeare ! 2
« Mon cœur m'échappe, se mêlant 8
A toute fin de jour jolie ; 8
Et sitôt qu'un air doux et lent 8
Monte, j'en suce la mélan- 8
125 Colie ! 2
« Oui, tout le triste qui coula 8
D'un chant, à l'heure violette, 8
Est sucé par moi… lon, lon, la… 8
Comme l'œuf est sucé par la 8
130 Belette ! » 2
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