Métrique en Ligne
ROL_3/ROL401
Maurice ROLLINAT
Paysages et Paysans
1899
Le vieux Priseur
Le plus grand priseur de la terre 8
Était bien le père Chapu, 8
Bonhomme rougeaud et trapu, 8
Rond d'allure et de caractère. 8
5 Certes ! la poudre tabagique 8
Aucun ne la dégusta mieux, 8
Avec plus d'amour que ce vieux 8
Dont c'était le trésor magique. 8
Oui ! c'était sa joie et sa force. 8
10 On le voyait s'épanouir 8
Quand le couvercle à bout de cuir 8
Découvrait sa boîte en écorce. 8
Il l'avait là, comme son âme, 8
Dans la poche de son gilet. 8
15 Il disait, quand il en parlait, 8
« Plutôt q'd'ell' je m'pass'rais d'ma femme. » 8
Pour son vieux nez sa large prise 8
Qu'il aspirait jusqu'au cerveau 8
Avait l'attrait toujours nouveau, 8
20 Était sans cesse une surprise. 8
Ayant ouvert sa tabatière, 8
Coudant un doigt, dans les deux bouts 8
Il tapotait à petits coups, 8
Pour dégrumeler la poussière. 8
25 Puis, entre l'index et le pouce, 8
Il pinçait dans un plongement 8
Sa prise que, dévotement, 8
Il reniflotait, lente et douce. 8
Un éclair de béatitude 8
30 Parcourant alors tous ses traits 8
Faisait rire ses yeux distraits, 8
Illuminait sa face rude. 8
« Hein ? chez vous l'habitude est forte, 8
Dis-je, un jour, au père Chapu. 8
35 Comment ça vous est-il venu ? » 8
Et le vieux parla de la sorte : 8
« Jeun' j'étais pourtant pas tout bête, 8
Mais, faut croir' que c'était un sort : 8
Je n'faisais q'penser à la mort, 8
40 J'avais mon cercueil dans la tête. 8
Dans les champs, à la métairie, 8
Tout seul, comme avec d'aut' garçons, 8
Tell' qu'un' fièv' qu'arrive en frissons, 8
Subit'ment m'prenait c'te song'rie. 8
45 J'avais beau travailler q'plus ferme, 8
Chanter fort, m'donner du mouv'ment, 8
J'étais mangé par mon tourment, 8
L'jour, la nuit, ça n'avait pas d'terme. 8
Et puis, sans que j'boiv', sur ma vue 8
50 Yavait comm' les brouillards du vin, 8
Sans êtr' sourd, j'entendais pas fin, 8
Et j'avais la langue r'tenue. 8
J'fumais ben comm' ça quéq' pipette, 8
Mais c'tabac-là n'me valait rien. 8
55 Si tell'ment qui m'faisait pas d'bien 8
Qui m'rendait malade et pompette. 8
V'là q'prenant mes bott', un dimanche, 8
J'm'en fus trouver dans sa forêt 8
L'charbonnier qui soignait d'secret : 8
60 Un grand homm' noir à barbe blanche. 8
J'lui racontai tout' mon histoire. 8
Et ses parol' tell' de c'jour-là, 8
Ya pourtant trente ans d'ça, les v'là ! 8
Ell' n'ont pas quitté ma mémoire : 8
65 « D'abord, qui m'dit, c't'homm' solitaire, 8
Vous êt' fermier ? Soyez pêcheur ! 8
Vivez dans les creux d'la fraîcheur, 8
Et fouillez l'onde au lieu d'la terre. 8
À c'métier-là, moi, je l'devine, 8
70 Vous d'viendrez plus astucieux. 8
C'est la nuit qui fait les bons yeux, 8
Et l'silenc' qui rend l'oreill' fine. 8
Quant à vot' parol' paresseuse, 8
Tant mieux pour vous ! vous risquez moins 8
75 D'vous compromet' devant témoins, 8
La langue est toujours trop causeuse. 8
Maint'nant, v'lez-vous une âm' rentière 8
D'la plus parfait' tranquillité ? 8
Dev'nez un priseur entêté, 8
80 Un maniaq' de la tabatière. 8
Avec ça, vous n's'rez plus sensible 8
À tout' ces peurs de trépasser, 8
Vous attendrez, pour y penser, 8
Q'vot' jour soit v'nu : l'plus tard possible ! » 8
85 Dam' ! dès l'lend'main, yeut pas d'méprise, 8
Le pêcheur remplaça l'bouvier ; 8
J'troquai la bêch' pour l'épervier, 8
Et la fumade cont' la prise. 8
D'abord, j'aimai pas trop la chose, 8
90 J'en fus curieux p'tit à p'tit ; 8
Puis, mon nez en eut l'appétit… 8
J'agrandis la boîte et la dose. 8
Dans mon tabac, moi, j'mets pas d'fève, 8
Comm' de l'eau dans l'vin, ça l'chang' tout. 8
95 Je l'veux net ! qu'il ait son vrai goût ! 8
Et tous vos parfums ça yenlève. 8
Ah oui ! c't'habitud'-là m'attache, 8
I'm'faut ma pris' ! j'conviens q'mon nez 8
En a les d'sous tout goudronnés, 8
100 Qu'on dirait, des fois, un' moustache… 8
C'est pas la propreté suprême, 8
Bah ! on s'mouch' mieux et plus souvent, 8
Et puis, l'grand air, la pluie et l'vent 8
Vous rend' ben ragoûtant quand même. 8
105 Ell' sont aussi joint' qu'ell' sont grosses 8
Mes queues d'rat. Dans leur profondeur 8
L'tabac s'tient frais, gard' son odeur, 8
Tel que du limon dans des fosses. 8
J'm'ai moi seul appris à les faire : 8
110 Queq' petits clous fins d'tapissier, 8
Un bout d'pelur' de bon c'risier, 8
Deux d'bois blanc, un d'cuir, font l'affaire. 8
J'en fabriqu' pour d'aut' ! quand l'vent rêche 8
Empêch' tout l'gros poisson d'mouver, 8
115 J'm'amuse à les enjoliver, 8
Pendant c'temps-là l'épervier sèche. 8
L'sorcier m'avait pas dit d'mensonges, 8
J'prends à mon aise, en vivant bien, 8
L'homm' tel qu'il est, l'temps comme i' vient, 8
120 Et la paix des chos' fait mes songes. 8
Oui ! sauf les affair' de la pêche 8
Où q'mon esprit combin' des coups, 8
J'rêve aussi douc'ment q'les cailloux 8
Quand i' sont léchés par l'eau fraîche. 8
125 Certain' fois q'ma b'sogne est confuse 8
J'en r'nifle un' qui m'donne un conseil, 8
M'désengourdit, m'tient en éveil, 8
Et m'fournit du cœur et d'la ruse. 8
Comme aussi, lorsqu' j'fais une pause 8
130 Sur queq' rocher gris pour fauteuil, 8
Un' bonn' pris' me met mieux à l'œil 8
Le feuillag' qui tremble ou qui r'pose. 8
Et puis, vous parlez, pour mon âge, 8
Que j'suis encor subtil et r'tors ! 8
135 Sans soleil, j'vois l'poisson qui dort, 8
J'entendrais un' grenouill' qui nage. 8
Ma foi ! j'suis l'plus heureux des hommes, 8
J'rôd' tranquille au fond d'mes vallons, 8
Au bord de l'eau, sous l'ciel, — allons ! 8
140 Vite un' pris' ! pendant q'nous y sommes ! 8
Parc' que quand ma vie et la vôtre… 8
Mais j'vous parl' trépas, c'est trop fort ! 8
Cont' ce p'tit r'venez-y d'la mort 8
Attendez ! j'vas en prendre une autre. » 8
145 Ceci lu, maint priseur tirant sa tabatière, 12
Se dira, non sans quelque émoi : 8
« Ô prise ! que n'as-tu le même effet chez moi 12
Contre la peur du cimetière ! » 8
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