Métrique en Ligne
ROL_3/ROL345
Maurice ROLLINAT
Paysages et Paysans
1899
Le Miracle
Sous la pluvieuse lumière, 8
Dans l'air si glacé, la chaumière, 8
Non loin d'un marais insalubre, 8
Est lamentablement lugubre. 8
5 Au-dedans, c'est tant de misère 8
Que d'y penser le cœur se serre ! 8
De chaque solive minée, 8
Du grand trou de la cheminée 8
Dont le foyer large est tout vide, 8
10 Le froid tombe en un jour livide ; 8
Et la bise a l'entrée aisée 8
Par la porte et par la croisée. 8
Or, dans ce logis où la fièvre 8
Allume l'œil, verdit la lèvre, 8
15 Et fait sonner la toux qui racle, 8
Il va s'accomplir un miracle : 8
La femme est accroupie à l'angle 8
Du mur, près d'un vieux lit de sangle. 8
Stupéfaite, elle est là qui lorgne 8
20 Sa petite fenêtre borgne, 8
Puis, machinale, elle emmitoufle 8
Son nourrisson presque sans souffle. 8
Trois petiots ayant triste mine 8
Rampent comme de la vermine 8
25 Sur une mauvaise paillasse 8
Dans un coin d'ombre où ça brouillasse. 8
Et la malheureuse sanglote 8
Et dit d'une voix qui grelotte, 8
Comme se parlant dans le songe 8
30 Où la réalité la plonge : 8
« Au moulin je suis retournée… 8
On m'a refusé la fournée. 8
Plus de pain ! a-t-elle été courte 8
Malgré mes jeûnes, cette tourte ! 8
35 Et plus de lait dans ma mamelle 8
Pour nourrir l'enfant ! tout s'en mêle. » 8
Elle pense, elle se consulte, 8
Délibère. Rien n'en résulte, 8
Sinon qu'elle voit plus affreuse 8
40 Sa détresse qu'elle recreuse. 8
À la fin, pour la mort elle opte, 8
Et voici le plan qu'elle adopte : 8
« Oui, son sort n'étant résoluble 8
Qu'ainsi, ce soir elle s'affuble 8
45 De sa capote berrichonne, 8
Complètement s'encapuchonne, 8
Alors, sa petite famille 8
Dans les bras, vers l'étang qui brille 8
Elle s'en va, s'avance jusque 8
50 Au bord, et puis, un plongeon brusque !… » 8
Mais, vite, sa raison s'adresse 8
Aux scrupules de sa tendresse. 8
« Tes enfants ? c'est plus que ton âme ; 8
Tu les aimes trop, pauvre femme ! 8
55 T'ont-ils donc demandé de naître 8
Tes petits, pour leur ôter l'être ? 8
Même privés de subsistance 8
Ils ont le droit à l'existence. 8
D'ailleurs, aurais-tu le courage 8
60 D'accomplir un pareil ouvrage ? 8
Vois-tu tes douleurs et tes hontes, 8
Quand il faudrait rendre des comptes 8
Au père qu'à toutes les heures 8
Avec tant de regret tu pleures ? » 8
65 Elle maudit l'horrible idée 8
Qui l'avait d'abord obsédée. 8
Mais la souffrance lui confisque 8
Son reste de force ! elle risque 8
De se consumer tant, qu'elle aille 8
70 Trop mal, pour soigner sa marmaille, 8
Mendier ? mais, bien loin, sous le givre, 8
Les enfants ne pourraient la suivre. 8
Et personne de connaissance 8
Pour les garder en son absence ! 8
75 « Que faire ? si pour eux je vole… 8
La prison ! j'en deviendrais folle, 8
Puisqu'elle me serait ravie 8
Leur présence qui fait ma vie. » 8
Elle songe, et son corps en tremble… 8
80 « Oh ! si nous mourions tous ensemble, 8
Eux si malades, moi si frêle, 8
De la bonne mort naturelle ! » 8
Et voilà qu'elle est exaucée 8
La prière de sa pensée : 8
85 Car, soudain, les trois petits pâles 8
Poussent à l'unisson trois râles. 8
Elle aussi le trépas la touche 8
À l'instant même où sur sa bouche 8
Son nourrisson expire, en sorte 8
90 Qu'elle le baise en étant morte, 8
Tandis que, vers eux étendues, 8
Ses deux maigres mains de statue, 8
Couleur des cierges funéraires, 8
Semblent bénir les petits frères. 8
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