Métrique en Ligne
ROL_3/ROL329
Maurice ROLLINAT
Paysages et Paysans
1899
Le grand Cercueil
Il pleuvasse avec du tonnerre… 8
Il est déjà tard… quand on voit 8
Dans le bourg entrer le convoi 8
De la défunte octogénaire. 8
5 La clarté du jour s'est enfuie. 8
Tristement, la voiture à bœufs 8
A repris son chemin bourbeux : 8
Le cercueil attend sous la pluie. 8
Un lent tintement qui vous glace 8
10 Dégoutte morne du clocher : 8
Voici tout le monde marcher 8
Vers la grande croix de la place, 8
Quand il s'approche de la pierre 8
Pour lever le corps, le curé, 8
15 Tout en chantant, reste effaré 8
Par l'énormité de la bière. 8
Certe ! avec ses planches massives, 8
Espèces de forts madriers 8
Crevassés, noueux, mal taillés, 8
20 Qui remplaceraient des solives, 8
Elle apparaît si gigantesque 8
En épaisseur, en large, en long, 8
Si haute, d'un tel poids de plomb, 8
Qu'à la voir on en frémit presque. 8
25 Elle s'étale sans pareille, 8
D'autant plus démesurément 8
Qu'elle renferme seulement 8
Un mince cadavre de vieille. 8
L'immense couvercle en dos d'âne 8
30 A l'air aussi grand que les toits ; 8
Le drap trop court montre son bois 8
Roux et jaune comme un vieux crâne. 8
Et tandis que d'une aigre sorte 8
Les enfants de chœur vont hurlant, 8
35 Le prêtre est là, se rappelant 8
Les dimensions de la morte. 8
« Qu'avait-elle ? cinq pieds, à peine ! 8
C'était maigre et gros comme rien ! 8
Un seul corps pour ça qui peut bien 8
40 En contenir une douzaine ! 8
En a-t il fallu de la paille ! 8
Aura-t-on dû l'empaqueter 8
Pour l'empêcher de ballotter 8
Comme un grain dans une futaille ! 8
45 Quel menuisier ! ça tient du songe ! 8
Il doit sûrement celui-ci 8
Avoir le regard qui grossit, 8
Et dans sa main le mètre allonge ! » 8
Les porteurs pliant sous leur charge, 8
50 En nombre, comme de raison, 8
Semblent traîner une maison. 8
Le brancard est bien long et large, 8
Mais, il est usé ! quoi qu'on dise, 8
Puisque, hélas ! le monstre ligneux 8
55 Croule avec un bruit caverneux, 8
Juste en pénétrant dans l'église. 8
C'est un bras du brancard qui casse… 8
On hisse l'effrayant cercueil 8
Sur l'estrade — et les chants de deuil 8
60 Sont bâclés sous la voûte basse. 8
Puis, les cloches vont à volées… 8
À la montée, oh ! que c'est dur 8
Et long ! — Enfin ! voici le mur 8
Que dépassent les mausolées. 8
65 Le chantre mêle sa voix fausse 8
Au bruit sourd des pas recueillis. 8
Debout, s'offre aux yeux ébahis 8
Le vieux sacristain dans la fosse. 8
L'ombre vient. Personne ne bouge. 8
70 L'homme surmène, haletant, 8
Ses deux outils où par instant 8
Le soleil met un reflet rouge 8
Brusque, le curé l'interpelle : 8
« Eh bien ! y sommes-nous ? » Et lui 8
75 Quitte la fosse avec ennui 8
En poussant sa pioche et sa pelle. 8
Le gouffre baille son mystère : 8
Mais, le cercueil n'y glisse pas. 8
« Je m'en doutais ! » grogne tout bas 8
80 Le sacristain qui rentre en terre. 8
Il remonte. On reprend la boîte 8
Qu'on ajuste du mieux qu'on peut. 8
Mais, il s'en faut toujours un peu : 8
La tombe est encor trop étroite. 8
85 De nouveau, la pioche luisante 8
Descend l'élargir. Cette fois, 8
Le cercueil y coule à plein bois 8
En même temps qu'on l'y présente. 8
Au bord du trou, qui s'enténèbre. 8
90 Un vieux qui tient le goupillon 8
Émet cette réflexion 8
En guise d'oraison funèbre : 8
« Elle a bien mérité sa fosse ! 8
C'est égal ! tout d'même, elle était 8
95 Trop p'tite quand elle existait 8
Pour faire une morte aussi grosse ! » 8
Et, sous sa chape très ancienne, 8
Haut, solennel, — l'officiant 8
S'en revient en s'apitoyant 8
100 Sur sa défunte paroissienne : 8
« L'infortune l'a poursuivie !… 8
« Pauvre cadavre enguignonné !… 8
« Tout pour elle aura mal tourné, 8
« Dans la mort comme dans la vie ! » 8
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