Métrique en Ligne
ROL_3/ROL321
Maurice ROLLINAT
Paysages et Paysans
1899
Les Glissoires
Il fait un froid noir et tout gèle : 8
Abreuvoir, écluse et ruisseau. 8
Tous les puits, à l'endroit du seau, 8
Ont de la glace à leur margelle. 8
5 C'est pourquoi, vite, après la classe, 8
Les enfants viennent, à grands cris, 8
Glisser sur l'étang si bien pris 8
Qu'ils ne craignent pas que ça casse. 8
En tas, casquettes sans visière, 8
10 Bérets bâillants, chapeaux tortus, 8
Ils arrivent, les reins battus 8
Par leur petite carnassière. 8
Et, de-ci, de-là, tout heureuse, 8
Chaque troupe se met au jeu, 8
15 Sillonnant à la queue leu leu 8
La belle surface vitreuse. 8
Légères, folles, bien ingambes, 8
Elles ont indéfiniment 8
Le caprice du mouvement 8
20 Ces fragiles petites jambes ! 8
Rapidement, mainte glissoire 8
Qu'en chœur tant de mutins sabots 8
Polissent comme des rabots 8
Est nivelée et presque noire. 8
25 On les voit gris et bleus les mioches 8
Qui, d'un trait, au bas des airs blancs, 8
Passent, les bras tendus, ballants, 8
Croisés — ou les mains dans les poches. 8
Et, plus d'un faisant la mimique 8
30 D'accomplir un besoin pressant 8
Reste accroupi, tout en glissant, 8
Avec un naturel comique. 8
Quelques très petiots se hasardent, 8
Mais, tombés trop fort, ayant peur, 8
35 Immobiles, pleins de stupeur, 8
Se tiennent au bord et regardent ; 8
Ils sont charmants, piteux et drôles, 8
Ces pauvres mignons étonnés, 8
Grelottants, la roupie au nez, 8
40 Le cou rentré dans les épaules ! 8
Les autres, au long des saulaies, 8
Filent toujours avec entrain : 8
Tels, devant les vitres d'un train 8
Courent les arbres et les haies. 8
45 Sur le bruit des voix qui remplissent 8
Les échos de leurs appels fous 8
Tranche le vacarme des clous 8
Mordant, raclant, autant qu'ils glissent. 8
De loin, vous entendez, il semble, 8
50 Tant c'est ronfleur, dur et perçant, 8
Plus de cent meules repassant 8
Qui grinceraient toutes ensemble. 8
— Autour, des plaines dépouillées 8
Montrant leurs vieux herbages gris ; 8
55 Des arbres nus, d'autres maigris : 8
Tête ronde et feuilles rouillées. 8
Mais, vifs et gais comme la flamme, 8
Ces garçonnets au teint vermeil 8
Mettent là verdure et soleil : 8
60 Tout le printemps qu'ils ont dans l'âme. 8
Au cœur du paysage triste, 8
Entre ces lointains malheureux, 8
Sous ce ciel de métal, — par eux 8
La vie un instant resubsiste. 8
65 Ils sont le bonheur d'aventure, 8
L'éclat de rire triomphant 8
Qui passe comme un coup de vent 8
En cette mort de la nature ! 8
Mais il se fait tard, le jour baisse. 8
70 Les glisseurs vont, moins résolus, 8
Et, bientôt, on ne les voit plus 8
Qu'à travers une brume épaisse. 8
Rien qu'un dernier monôme roide 8
De petits fantômes en noir ! 8
75 Tous à la file ! — et puis, bonsoir ! 8
Ils se sauvent dans l'ombre froide. 8
Et, la nuit, aux torpeurs funèbres, 8
Donne un mystère inquiétant 8
Au face à face de l'étang 8
80 Avec la lune ou les ténèbres. 8
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