Métrique en Ligne
ROL_2/ROL264
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES SPECTRES
Les Dents
Je les revois à des époques reculées 12
Ces merveilleuses dents, froides, immaculées, 12
Et qui se conservaient sans toilette ni fard 12
Dans la virginité blanche du nénufar. 12
5 Le fait est que ces dents étaient surnaturelles 12
À force de blancheur et de clarté cruelles, 12
Et que dans les recoins les plus fuligineux 12
Elles avaient encore un reflet lumineux 12
Comme un éclair lointain, la nuit, dans une plaine ; 12
10 Et puis, au frôlement continu d'une haleine 12
Qui musquait le soupir, la phrase et le baiser, 12
Elles passaient leur vie à s'aromatiser ! 12
Joignant le plus souvent leurs mignonnes arcades, 12
Elles rendaient la voix grinçante par saccades 12
15 Avec je ne sais quoi d'humide et de siffleur. 12
Comme dans le calice embaumé de la fleur 12
On voit luire au matin des perles de rosée, 12
Ainsi dans cette bouche indolente et rosée 12
Elles m'apparaissaient, opale et diamant, 12
20 Dont mon œil emportait un éblouissement. 12
Oh ! quand, jolis bijoux des gencives si pures, 12
Ces petits os carrés, habiles aux coupures, 12
Plutôt faits pour trancher que pour mâcher, brillaient 12
Dans l'entre-bâillement des lèvres qui riaient, 12
25 Que de fois une envie inquiète et farouche 12
M'a pris de les humer aussi comme la bouche, 12
Et d'y faire dormir le chagrin qui me mord ! 12
Ainsi que sur les dents d'une tête de mort, 12
J'imaginais déjà la rouille de la terre 12
30 Sur la mate pâleur de cet émail dentaire ; 12
Je voyais la mâchoire horrible ricanant 12
Dans une bière, et puis à la fin s'égrenant. 12
Elles perdaient parfois leur attitude étrange 12
Quand elles s'amusaient d'une écorce d'orange, 12
35 D'un brin d'herbe ou de fil, d'une paille, d'un fruit, 12
Ou quand elles faisaient craquer à petit bruit 12
Les amandes, les noix, les marrons, l'angélique, 12
Dans un grignotement de souris famélique. 12
En tout lieu, raffinant le meurtre et le dégât 12
40 Elles martyrisaient longuement le nougat, 12
Massacraient les gâteaux, et lentes et câlines 12
Se délectaient au goût vanillé des pralines. 12
Ces quenottes alors prenaient un air mutin 12
Et s'épanouissaient dans un rire enfantin. 12
45 Quand elles miroitaient sans montrer leurs gencives, 12
Elles étaient toujours funèbres et pensives, 12
Semblant me dire : « Avance ! » ou me dire : « Va-t'en ! » 12
Ou bien, dignes d'orner la bouche de Satan, 12
Comme en arrêt devant une pâture humaine, 12
50 Mon pauvre cœur peut-être ! Une couche de haine, 12
De sarcasme et d'horreur y venait adhérer 12
Quand elles se mettaient à me considérer, 12
Ces infernales dents, ces adorable niques 12
Qui se faisaient un jeu de paraître ironiques, 12
55 Dont le regard était morsure, et qui le soir 12
Avaient le froid sinistre et coupant du rasoir. 12
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