Métrique en Ligne
ROL_2/ROL251
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES SPECTRES
L'Enterré vif
À Edgar Branly.
— « Homme ! imagine-toi qu'après un soir d'orgie 12
Tu rentres chez toi, très joyeux : 8
Tu dors, et le matin, tombant en léthargie, 12
Tu parais mort à tous les yeux. 8
5 Ta fillette se mire, et ton épouse fausse, 12
Bouche ricaneuse et front bas, 8
Songe : « On va donc enfin le fourrer dans sa fosse ; 12
Vite une loque et de vieux bas ! » 8
Sur la table de nuit on met un cierge sale, 12
10 On te roule dans le linceul. 8
Et tandis que chacun tourne et va dans la salle, 12
Tu gis dans un coin, blême et seul. 8
La bonne, ta maîtresse, égrène une prière 12
D'un air las où l'ennui se peint ; 8
15 L'ouvrier prend mesure et propose une bière 12
De bon chêne ou de bon sapin. 8
Pendant que ton cousin optera pour le chêne : 12
Il criera, ton enfant si cher, 8
Que pour gagner vingt sous il faut que l'on s'enchaîne : 12
20 Le sapin est déjà trop cher ! 8
Bref, on t'habillera d'un peuplier si tendre 12
Qu'on aura peine à le clouer ; 8
Et sur les contrevents, ton fils, sans plus attendre, 12
Écrira : Maison à louer. 8
25 Et puis, bagage oblong, heurtant rampe et muraille, 12
Par l'escalier tu descendras ; 8
Aux regards de la rue égoïste qui raille 12
Ligneusement tu t'étendras ; 8
Et les porteurs narquois, sous la nue en fournaise 12
30 Calcinant les toits et le sol, 8
Marmotteront : « Tu vas fermenter à ton aise 12
Et charogner dans ton phénol. » 8
Le prêtre ayant glapi : « Bah ! mourir, c'est renaître ! » 12
Peu payé, priera mollement ; 8
35 Et ceux qui te verront passer de leur fenêtre 12
Diront : « Quel pauvre enterrement ! » 8
Le corbillard, avec des lenteurs de cloporte, 12
Rampera lourd, grinçant, hideux ; 8
Comme il peut arriver que le cheval s'emporte 12
40 Et casse ton cercueil en deux. 8
Dans l'église, un ivrogne en sonnant tes glas sombres 12
Réveillera de gros hiboux 8
Qui frôleront ta caisse avec leurs ailes d'ombres 12
Et viendront se percher aux bouts. 8
45 Entre les hommes noirs à figure pointue 12
Un pauvre portera ta croix ; 8
Et plus d'un pensera : « Cette scène me tue, 12
« Je pourrais m'esquiver, je crois. » 8
Et voilà qu'on arrive à ta fosse béante, 12
50 Obscure comme l'avenir : 8
Elle est là, gueule fauve, ironique et géante, 12
Attendant l'heure d'en finir. 8
Sur un court Libera que le prêtre t'accorde 12
On t'engouffre et tu glisses… Brrou ! 8
55 Puis, d'un mouvement brusque on ramène la corde 12
Et tu t'aplatis dans le trou. 8
On prend le goupillon avec des mains gantées, 12
On t'asperge vite en tremblant ; 8
Et l'on rabat la terre, à pleines pelletées, 12
60 Sur ton paletot de bois blanc. 8
Un fossoyeur, pressé d'achever sa besogne, 12
Enfonce ta croix comme un coin, 8
Et les deux croque-morts ricanant sans vergogne 12
Vont boire au cabaret du coin. 8
65 Or, tout cela se brise à ton sommeil magique, 12
Comme le flot contre l'écueil ; 8
Mais ton œil va s'ouvrir pour un réveil tragique 12
Dans l'affreuse nuit du cercueil. 8
Alors, étroitement collés contre tes hanches, 12
70 Tes maigres bras ensevelis 8
Iront en s'étirant buter contre les planches 12
Sous le grand suaire aux longs plis. 8
Tandis que tes genoux heurteront ton couvercle 12
Avec un frisson de fureur, 8
75 Ton esprit affolé roulera dans un cercle 12
D'épouvantements et d'horreur. 8
Une odeur de bois neuf, d'argile et de vieux linges 12
Te harcèlera sans pitié : 8
L'asphyxie aux poumons, la névrose aux méninges, 12
80 Tu hurleras, mort à moitié. 8
Tes sourds gémissements resteront sans réponse ; 12
Plus d'échos sous ton hideux toit 8
Qui, spongieux et mou comme la pierre ponce, 12
Laissera l'eau suinter sur toi ! 8
85 Dans l'horrible seconde où ta vie épuisée 12
Luttera moins contre la mort, 8
Tu croiras voir ta chair déjà décomposée ; 12
Tu sentiras le ver qui mord. 8
Contrition tardive et vaines conjectures, 12
90 Tous ces spectres aux dents de fer 8
Lancineront ton âme en doublant tes tortures 12
Qui te feront croire à l'enfer. 8
Tandis que ta famille oublieuse et cynique 12
Discutera ton testament, 8
95 Et que, la plume aux doigts, un vieux notaire inique 12
Épaissira l'embrouillement, 8
Toi, tu seras tout seul enfermé dans ta boîte, 12
Pauvre cadavre anticipé, 8
Sans haleine, sans voix, sans regards, le corps moite, 12
100 Bouche ouverte et le poing crispé. 8
Enfin, tes membres froids s'allongeront sous terre 12
Dans la morne rigidité, 8
Et ton dernier soupir, atroce de mystère, 12
S'enfuira vers l'éternité. » 8
105 — Telle est la prophétie effroyable de haine 12
Qu'un grand fantôme au nez camard, 8
M'a faite, l'autre nuit, sur un trône d'ébène, 12
Au milieu d'un noir cauchemar. 8
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