Métrique en Ligne
ROL_2/ROL241
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES SPECTRES
La Morte embaumée
À Joseph Carriès.
Pour arracher la morte aussi belle qu'un ange 12
Aux atroces baisers du ver, 8
Je la fis embaumer dans une boîte étrange. 12
C'était par une nuit d'hiver : 8
5 On sortit de ce corps glacé, roide et livide, 12
Ses pauvres organes défunts, 8
Et dans ce ventre ouvert aussi saignant que vide 12
On versa d'onctueux parfums, 8
Du chlore, du goudron et de la chaux en poudre ; 12
10 Et quand il en fut tout rempli, 8
Une aiguille d'argent réussit à le coudre 12
Sans que la peau fit un seul pli. 8
On remplaça ses yeux où la grande nature 12
Avait mis l'azur de ses ciels 8
15 Et qu'aurait dévorés l'infecte pourriture, 12
Par des yeux bleus artificiels. 8
L'apothicaire, avec une certaine gomme, 12
Parvint à la pétrifier ; 8
Et quand il eut glapi, gai, puant le rogomme : 12
20 « Ça ne peut se putréfier ! 8
« J'en réponds. Vous serez troué comme un vieil arbre 12
« Par les reptiles du tombeau, 8
« Avant que l'embaumée, aussi dure qu'un marbre, 12
« Ait perdu le moindre lambeau ! » 8
25 Alors seul, je peignis ses lèvres violettes 12
Avec l'essence du carmin, 8
Je couvris de bijoux, d'anneaux et d'amulettes 12
Son cou svelte et sa frêle main. 8
J'entrouvris sa paupière et je fermai sa bouche 12
30 Pleine de stupeur et d'effroi ; 8
Et, grave, j'attachai sa petite babouche 12
À son pauvre petit pied froid. 8
J'enveloppai le corps d'un suaire de gaze, 12
Je dénouai ses longs cheveux, 8
35 Et tombant à genoux je passai de l'extase 12
Au délire atroce et nerveux. 8
Puis, dans un paroxysme intense de névroses 12
Pesantes comme un plomb fatal, 8
Hagard, je l'étendis sur un long tas de roses 12
40 Dans une bière de cristal. 8
L'odeur cadavérique avait fui de la chambre, 12
Et sur les ors et les velours 8
Des souffles de benjoin, de vétyver et d'ambre 12
Planaient chauds, énervants et lourds. 8
45 Et je la regardais, la très chère momie : 12
Et ressuscitant sa beauté, 8
J'osais me figurer qu'elle était endormie 12
Dans les bras de la volupté. 8
Et dans un caveau frais où conduisent des rampes 12
50 De marbre noir et d'or massif, 8
Pour jamais, aux lueurs sépulcrales des lampes, 12
Au-dessous d'un crâne pensif, 8
La morte en son cercueil transparent et splendide, 12
Narguant la putréfaction, 8
55 Dort, intacte et sereine, amoureuse et candide, 12
Devant ma stupéfaction. 8
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