Métrique en Ligne
ROL_2/ROL239
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES SPECTRES
L'Amante macabre
À Charles Buet.
Elle était toute nue assise au clavecin ; 12
Et tandis qu'au dehors hurlaient les vents farouches 12
Et que Minuit sonnait comme un vague tocsin, 12
Ses doigts cadavéreux voltigeaient sur les touches. 12
5 Une pâle veilleuse éclairait tristement 12
La chambre où se passait cette scène tragique, 12
Et parfois j'entendais un sourd gémissement 12
Se mêler aux accords de l'instrument magique. 12
Oh ! magique en effet ! Car il semblait parler 12
10 Avec les mille voix d'une immense harmonie, 12
Si large qu'on eût dit qu'elle devait couler 12
D'une mer musicale et pleine de génie. 12
Ma spectrale adorée, atteinte par la mort, 12
Jouait donc devant moi, livide et violette, 12
15 Et ses cheveux si longs, plus noirs que le remord, 12
Retombaient mollement sur son vivant squelette. 12
Osseuse nudité chaste dans sa maigreur ! 12
Beauté de poitrinaire aussi triste qu'ardente ! 12
Elle voulait jeter, cet ange de l'Horreur, 12
20 Un suprême sanglot dans un suprême andante. 12
Auprès d'elle une bière en acajou sculpté, 12
Boîte mince attendant une morte fluette, 12
Ouvrait sa gueule oblongue avec avidité 12
Et semblait l'appeler avec sa voix muette. 12
25 Sans doute, elle entendait cet appel ténébreux 12
Qui montait du cercueil digne d'un sanctuaire, 12
Puisqu'elle y répondit par un chant douloureux 12
Sinistre et résigné comme un oui mortuaire ! 12
Elle chantait : « Je sors des bras de mon amant. 12
30 « Je l'ai presque tué sous mon baiser féroce ; 12
« Et toute bleue encor de son enlacement, 12
« J'accompagne mon râle avec un air atroce ! 12
« Depuis longtemps, j'avais acheté mon cercueil : 12
« Enfin ! Avant une heure, il aura mon cadavre ; 12
35 « La Vie est un vaisseau dont le Mal est l'écueil, 12
« Et pour les torturés la Mort est un doux havre. 12
« Mon corps sec et chétif vivait de volupté : 12
« Maintenant, il en meurt, affreusement phtisique ; 12
« Mais, jusqu'au bout, mon cœur boira l'étrangeté 12
40 « Dans ces gouffres nommés Poésie et Musique. 12
« Vous que j'ai tant aimés, hommes, je vous maudis ! 12
« À vous l'angoisse amère et le creusant marasme ! 12
« Adieu, lit de luxure, Enfer et Paradis, 12
« Où toujours la souffrance assassinait mon spasme. 12
45 « Réjouis-toi, Cercueil, lit formidable et pur 12
« Au drap de velours noir taché de larmes blanches, 12
« Car tu vas posséder un cadavre si dur 12
« Qu'il se consumera sans engluer tes planches. 12
« Et toi, poète épris du Sombre et du Hideux, 12
50 « Râle et meurs ! Un ami te mettra dans la bière, 12
« Et sachant notre amour, nous couchera tous deux 12
« Dans le même sépulcre et sous la même pierre. 12
« Alors, de chauds désirs inconnus aux défunts 12
« Chatouilleront encor nos carcasses lascives, 12
55 « Et nous rapprocherons, grisés d'affreux parfums, 12
« Nos orbites sans yeux et nos dents sans gencives ! » 12
Et tandis que ce chant de la fatalité 12
Jetait sa mélodie horrible et captivante, 12
Le piano geignait avec tant d'âpreté, 12
60 Qu'en l'écoutant, Chopin eût frémi d'épouvante. 12
Et moi, sur mon lit, blême, écrasé de stupeur, 12
Mort vivant n'ayant plus que les yeux et l'ouïe, 12
Je voyais, j'entendais, hérissé par la Peur, 12
Sans pouvoir dire un mot à cette Ève inouïe. 12
65 Et quand son cœur sentit son dernier battement, 12
Elle vint se coucher dans les planches funèbres ; 12
Et la veilleuse alors s'éteignit brusquement, 12
Et je restai plongé dans de lourdes ténèbres. 12
Puis, envertiginé jusqu'à devenir fou, 12
70 Croyant voir des Satans qui gambadaient en cercle, 12
J'entendis un bruit mat suivi d'un hoquet mou : 12
Elle avait rendu l'âme en mettant son couvercle ! 12
Et depuis, chaque nuit, ― ô cruel cauchemar ! ― 12
Quand je grince d'horreur, plus désolé qu'Électre, 12
75 Dans l'ombre, je revois la morte au nez camard, 12
Qui m'envoie un baiser avec sa main de spectre. 12
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