Métrique en Ligne
ROL_2/ROL238
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES SPECTRES
La Peur
À Jules Barbey d'Aurevilly.
Aussitôt que le ciel se voile 8
Et que le soir, brun tisserand, 8
Se met à machiner sa toile 8
Dans le mystère qui reprend, 8
5 Je soumets l'homme à mon caprice, 8
Et, reine de l'ubiquité, 8
Je le convulse et le hérisse 8
Par mon invisibilité. 8
Si le sommeil clot sa paupière, 8
10 J'ordonne au cauchemar malsain 8
D'aller s'accroupir sur son sein 8
Comme un crapaud sur une pierre. 8
Je vais par son corridor froid, 8
À son palier je me transporte, 8
15 Et soudain, comme avec un doigt, 8
Je fais toc toc toc à sa porte. 8
Sur sa table, ainsi qu'un hibou, 8
Se perche une tête coupée 8
Ayant le sourire du fou 8
20 Et le regard de la poupée ; 8
Il voit venir à pas rampants 8
Une dame au teint mortuaire, 8
Dont les cheveux sont des serpents 8
Et dont la robe est un suaire. 8
25 Puis j'éteins sa lampe, et j'assieds 8
Au bord de son lit qui se creuse 8
Une forme cadavéreuse 8
Qui lui chatouille les deux pieds. 8
Dans le marais plein de rancune 8
30 Qui poisse et traverse ses bas, 8
Il s'entend appeler très bas 8
Par plusieurs voix qui n'en font qu'une. 8
Il trouve un mort en faction 8
Qui tourne sa prunelle mate 8
35 Et meut sa putréfaction 8
Avec un ressort d'automate. 8
Je montre à ses yeux consternés 8
Des feux dans les maisons désertes, 8
Et dans les parcs abandonnés, 8
40 Des parterres de roses vertes. 8
Il aperçoit en frémissant, 8
Entre les farfadets qui flottent, 8
Des lavandières qui sanglotent 8
Au bord d'une eau couleur de sang, 8
45 Et la vieille croix des calvaires 8
De loin le hèle et le maudit 8
En repliant ses bras sévères 8
Qu'elle dresse et qu'elle brandit. 8
Au milieu d'une plaine aride, 8
50 Sur une route à l'abandon, 8
Il voit un grand cheval sans bride 8
Qui dit : « Monte donc ! Monte donc ! » 8
Et seul dans les châtaigneraies, 8
Il entend le rire ligneux 8
55 Que les champignons vénéneux 8
Mêlent au râle des orfraies. 8
Par les nuits d'orage où l'Autan 8
Tord sa voix qui siffle et qui grince, 8
Je vais emprunter à Satan 8
60 Les ténèbres dont il est prince, 8
Et l'homme en cette obscurité 8
Tourbillonne comme un atome, 8
Et devient une cécité 8
Qui se cogne contre un fantôme. 8
65 Dans un vertige où rien ne luit 8
Il se précipite et s'enfourne, 8
Et jamais il ne se retourne, 8
Car il me sait derrière lui ; 8
Car, à son oreille écouteuse, 8
70 Je donne, en talonnant ses pas 8
La sensation chuchoteuse 8
De la bouche que je n'ai pas. 8
Par moi la Norme est abolie, 8
Et j'applique en toute saison 8
75 Sur la face de la Raison 8
Le domino de la Folie. 8
L'impossible étant mon sujet, 8
Je pétris l'espace et le nombre 8
Je sais vaporiser l'objet, 8
80 Et je sais corporiser l'ombre. 8
J'intervertis l'aube et le soir 8
La paroi, le sol et la voûte ; 8
Et le Péché tient l'ostensoir 8
Pour la dévote que j'envoûte. 8
85 Je fais un vieux du nourrisson ; 8
Et je mets le regard qui tue 8
La voix, le geste et le frisson 8
Dans le portrait et la statue ; 8
Je dénature tous les bruits, 8
90 Je déprave toutes les formes, 8
Et je métamorphose en puits 8
Les montagnes les plus énormes. 8
Je brouille le temps et le lieu ; 8
Sous ma volonté fantastique 8
95 Le sommet devient le milieu, 8
Et la mesure est élastique. 8
J'immobilise les torrents, 8
Je durcis l'eau, je fonds les marbres, 8
Et je déracine les arbres 8
100 Pour en faire des Juifs-errants ; 8
Je mets dans le vol des chouettes 8
Des ailes de mauvais Esprits, 8
De l'horreur dans les silhouettes 8
Et du sarcasme dans les cris ; 8
105 Je comprime ce qui s'élance, 8
J'égare l'heure et le chemin, 8
Et je condamne au bruit humain 8
La bouche close du Silence ; 8
Avec les zigzags de l'éclair 8
110 J'écris sur le manoir qui tombe 8
Les horoscopes de la Tombe, 8
Du Purgatoire et de l'Enfer ; 8
Je chevauche le catafalque ; 8
Dans les cimetières mouvants 8
115 Je rends au nombre des vivants 8
Tous ceux que la mort en défalque ; 8
Et par les carrefours chagrins, 8
Dans les brandes et les tourbières, 8
Je fais marcher de longues bières 8
120 Comme un troupeau de pèlerins ; 8
Mais, le jour, je suis engourdie : 8
Je me repose et je m'endors 8
Entre ma sœur la Maladie 8
Et mon compère le Remords. 8
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