Métrique en Ligne
ROL_2/ROL199
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES REFUGES
Ballade du vieux baudet
À Madame Jenny Vialon.
En automne, à cette heure où le soir triomphant 12
Inonde à flots muets la campagne amaigrie, 12
Rien ne m'amusait plus, lorsque j'étais enfant, 12
Que d'aller chercher l'âne au fond d'une prairie 12
5 Et de le ramener jusqu'à son écurie. 12
En vain le vieux baudet sentait ses dents jaunir, 12
Ses sabots s'écailler, sa peau se racornir : 12
À ma vue il songeait aux galops de la veille, 12
Et parmi les chardons commençant à brunir 12
10 Il se mettait à braire et redressait l'oreille. 12
Alors je l'enfourchais et ma blouse en bouffant 12
Claquait comme un drapeau dans la bise en furie 12
Qui, par les chemins creux, tantôt m'ébouriffant, 12
Tantôt me suffoquant sous la nue assombrie, 12
15 Déchaînait contre moi toute sa soufflerie. 12
Quel train ! Parfois ayant grand' peine à me tenir, 12
J'aurais voulu descendre ou pouvoir aplanir 12
Ses reins coupants et d'une âpreté sans pareille ; 12
Mais lui, fier d'un jarret qui semblait rajeunir, 12
20 Il se mettait à braire et redressait l'oreille. 12
Nous allions ventre à terre, et l'églantier griffant, 12
Les ajoncs, les genêts, la hutte rabougrie, 12
Les mètres de cailloux, le chêne qui se fend, 12
La ruine, le roc, la barrière pourrie 12
25 Passaient et s'enfuyaient comme une songerie. 12
Et puis nous approchions : plus qu'un trot à fournir ! 12
Dans l'ombre où tout venait se confondre et s'unir, 12
L'âne flairait l'étable avec son mur à treille, 12
Et sachant que sa course allait bientôt finir, 12
30 Il se mettait à braire et redressait l'oreille. 12
ENVOI
Du fond de ma tristesse entends-moi te bénir, 12
Ô mon passé ! — Je t'aime, et tout mon souvenir 12
Revoit le vieux baudet dans la brume vermeille, 12
Tel qu'autrefois, lorsqu'en me regardant venir 12
35 Il se mettait à braire et redressait l'oreille. 12
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