Métrique en Ligne
ROL_2/ROL169
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES LUXURES
Les deux Poitrinaires
La brise en soupirant caresse l'herbe haute. 12
Tous les deux, bouche ouverte, ils marchent côte à côte, 12
Dos voûté, cou fluet ; 6
Près d'une haie en fleurs où l'ébène des mûres 12
5 Luit dans le fouillis vert des mignonnes ramures, 12
Ils vont, couple muet. 6
Ils ont la face blanche et les pommettes rouges ; 12
Comme les débauchés qui vivent dans les bouges 12
On les voit chanceler. 6
10 Leur œil vaguement clair dans un cercle de bistre 12
A cette fixité nonchalante et sinistre 12
Qui vous fait reculer. 6
Ils ont une toux sèche, aiguë, intermittente. 12
Elle, après chaque accès, est toute palpitante, 12
15 Et lui, crache du sang ! 6
Et l'on flaire la mort à ces poignants symptômes, 12
Et l'aspect douloureux de ces vivants fantômes 12
Opprime le passant. 6
Ils se serrent les mains dans une longue étreinte 12
20 Avec le tremblement de la pudeur contrainte 12
Se choquant au désir, 6
Et pour mieux savourer l'amour qui les enfièvre, 12
L'une à l'autre parfois se colle chaque lèvre, 12
Folles de se saisir. 6
25 Autour d'eux tout s'éveille et songe à se refaire. 12
Homme et bête à plein souffle aspirent l'atmosphère, 12
Rajeunis et contents. 6
Tout germe et refleurit ; eux, ils sont chlorotiques ; 12
Tout court ; et chaque pas de ces pauvres étiques 12
30 Les rend tout haletants. 6
Eux seuls font mal à voir, les amants poitrinaires 12
Avec leurs regards blancs comme des luminaires, 12
Et leur maigre longueur ; 6
Je ne sais quoi de froid, d'étrange et de torpide 12
35 Sort de ce couple errant, hagard, presque stupide 12
À force de langueur. 6
Et pourtant il leur faut l'amour et ses morsures ! 12
Dépravés par un mal, aiguillon des luxures, 12
Ils avancent leur mort ; 6
40 Et le suprême élan de leur force brisée 12
S'acharne à prolonger dans leur chair épuisée 12
Le frisson qui les tord. 6
Se posséder ! Pour eux que la tristesse inonde, 12
C'est l'oubli des douleurs pendant une seconde, 12
45 C'est l'opium d'amour ! 6
Ils se sentent mourir avec béatitude 12
Dans ce spasme sans nom dont ils ont l'habitude, 12
Jour et nuit, nuit et jour ! 6
Ensemble ils ont passé par les phases funèbres 12
50 Où les nœuds acérés de leurs frêles vertèbres 12
Leur ont crevé la peau ; 6
Ensemble ils ont grincé de la même torture : 12
Donc, ils veulent payer ensemble à la nature 12
L'inévitable impôt. 6
55 Et le gazon muet, quoique plein d'ironies, 12
Va voir l'accouplement de ces deux agonies 12
Naître et se consommer ; 6
Et les profonds échos répéteront les râles 12
De ces deux moribonds dont les lèvres si pâles 12
60 Revivent pour aimer ! 6
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