Métrique en Ligne
ROL_2/ROL148
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES LUXURES
La belle Fromagère
À Charles Frémine.
Par la rue enfiévrante où mes pas inquiets 12
Se traînent au soleil comme au gaz, je voyais 12
Derrière une affreuse vitrine 8
Où s'étalaient du beurre et des fromages gras, 12
5 Une superbe enfant dont j'admirais les bras 12
Et la plantureuse poitrine. 8
Le fait est que jamais fille ne m'empoigna 12
Comme elle, et que jamais mon œil fou ne lorgna 12
De beauté plus affriolante ! 8
10 Un nimbe de jeunesse ardente et de santé 12
Auréolait ce corps frais où la puberté 12
Était encore somnolente. 8
Elle allait portant haut dans l'étroit magasin 12
Son casque de cheveux plus noirs que le fusain 12
15 Et, douce trotteuse en galoches, 8
Furetait d'un air gai dans les coins et recoins, 12
Tandis que les bondons jaunes comme des coings 12
Se liquéfiaient sous les cloches. 8
Armés d'un petit fil de laiton, ses doigts vifs 12
20 Détaillaient prestement des beurres maladifs 12
À des acheteuses blafardes ; 8
Des beurres, qu'on savait d'un rance capiteux, 12
Et qui suaient l'horreur dans leurs linges piteux, 12
Comme un affamé dans ses hardes. 8
25 Quand sa lame entamait Gruyère ou Roquefort, 12
Je la voyais peser sur elle avec effort, 12
Son petit nez frôlant les croûtes, 8
Et rien n'était mignon comme ses jolis doigts 12
Découpant le Marolle infect où, par endroits, 12
30 La vermine creusait des routes. 8
Près de l'humble comptoir où dormaient les gros sous 12
Les Géromés vautrés comme des hommes saouls 12
Coulaient sur leur clayon de paille, 8
Mais si nauséabonds, si pourris, si hideux, 12
35 Que les mouches battaient des ailes autour d'eux, 12
Sans jamais y faire ripaille. 8
Or, elle respirait à son aise, au milieu 12
De cette âcre atmosphère où le Roquefort bleu 12
Suintait près du Chester exsangue ; 8
40 Dans cet ignoble amas de caillés purulents, 12
Ravie, elle enfonçait ses beaux petits doigts blancs, 12
Qu'elle essuyait d'un coup de langue. 8
Oh ! sa langue ! bijou vivant et purpurin 12
Se pavanant avec un frisson vipérin 12
45 Tout plein de charme et de hantise ! 8
Miraculeux corail humide et velouté 12
Dont le bout si pointu trouait de volupté 12
Ma chair, folle de convoitise ! 8
Donc, cette fromagère exquise, je l'aimais 12
50 Je l'aimais au point d'en rêver le viol ! mais, 12
Je me disais que ces miasmes, 8
À la longue, devaient imprégner ce beau corps 12
Et le dégoût, comme un mystérieux recors, 12
Traquait tous mes enthousiasmes. 8
55 Et pourtant, chaque jour, rivés à ses carreaux, 12
Mes deux yeux la buvaient ! en vain les Livarots 12
Soufflaient une odeur pestilente, 8
J'étais là, me grisant de sa vue, et si fou, 12
Qu'en la voyant les mains dans le fromage mou 12
60 Je la trouvais ensorcelante ! 8
À la fin, son aveu fleurit dans ses rougeurs ; 12
Pour me dire : « je t'aime » avec ses yeux songeurs, 12
Elle eut tout un petit manège ; 8
Puis elle me sourit ; ses jupons moins tombants 12
65 Découvrirent un jour des souliers à rubans 12
Et des bas blancs comme la neige. 8
Elle aussi me voulait de tout son être ! À moi, 12
Elle osait envoyer des baisers pleins d'émoi, 12
L'emparadisante ingénue, 8
70 Si bien, qu'après avoir longuement babillé, 12
Par un soir de printemps, je la déshabillai 12
Et vis sa beauté toute nue ! 8
Sa chevelure alors flotta comme un drapeau, 12
Et c'est avec des yeux qui me léchaient la peau 12
75 Que la belle me fit l'hommage 8
De sa chair de seize ans, mûre pour le plaisir ! 12
Ô saveur ! elle était flambante de désir 12
Et ne sentait pas le fromage ! 8
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