Métrique en Ligne
ROL_2/ROL122
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES ÂMES
Les Yeux
Partout je les évoque et partout je les vois, 12
Ces yeux ensorceleurs si mortellement tristes. 12
Oh ! comme ils défiaient tout l'art des coloristes, 12
Eux qui mimaient sans geste et qui parlaient sans voix ! 12
5 Yeux lascifs, et pourtant si noyés dans l'extase, 12
Si friands de lointain, si fous d'obscurité ! 12
Ils s'ouvraient lentement, et, pleins d'étrangeté, 12
Brillaient comme à travers une invisible gaze. 12
Confident familier de leurs moindres regards, 12
10 J'y lisais des refus, des vœux et des demandes ; 12
Bleus comme des saphirs, longs comme des amandes, 12
Ils devenaient parfois horriblement hagards. 12
Tantôt se reculant d'un million de lieues, 12
Tantôt se rapprochant jusqu'à rôder sur vous, 12
15 Ils étaient tour à tour inquiétants et doux : 12
Et moi, je suis hanté par ces prunelles bleues ! 12
Quels vers de troubadours, quels chants de ménestrels, 12
Quels pages chuchoteurs d'exquises babioles, 12
Quels doigts pinceurs de luths ou gratteurs de violes 12
20 Ont célébré des yeux aussi surnaturels ! 12
Ils savouraient la nuit, et vers la voûte brune 12
Ils se levaient avec de tels élancements, 12
Que l'on aurait pu croire, à de certains moments, 12
Qu'ils avaient un amour effréné pour la lune. 12
25 Mais ils considéraient ce monde avec stupeur : 12
Sur nos contorsions, nos colères, nos rixes, 12
Le spleen en découlait dans de longs regards fixes 12
Où la compassion se mêlait à la peur. 12
Messaline, Sapho, Cléopâtre, Antiope 12
30 Avaient fondu leurs yeux dans ces grands yeux plaintifs. 12
Oh ! comme j'épiais les clignements furtifs 12
Qui leur donnaient soudain un petit air myope. 12
Aux champs, l'été, dans nos volontaires exils, 12
Près d'un site charmeur où le regard s'attache, 12
35 Ô parcelles d'azur, ô prunelles sans tache, 12
Vous humiez le soleil que tamisaient vos cils ! 12
Vous aimiez les frissons de l'herbe où l'on se vautre ; 12
Et parfois au-dessus d'un limpide abreuvoir 12
Longtemps vous vous baissiez, naïves, pour vous voir 12
40 Dans le cristal de l'eau moins profond que le vôtre. 12
Deux bluets par la brume entrevus dans un pré 12
Me rappellent ces yeux brillant sous la voilette, 12
Ces yeux de courtisane admirant sa toilette 12
Avec je ne sais quoi d'infiniment navré. 12
45 Ma passion jalouse y buvait sans alarmes, 12
Mon âme longuement s'y venait regarder, 12
Car ces magiques yeux avaient pour se farder 12
Le bistre du plaisir et la pâleur des larmes ! 12
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