Métrique en Ligne
ROL_1/ROL18
Maurice ROLLINAT
Dans Les Brandes
Poèmes Et Rondels
1877
LES BOTTINES D'ÉTOFFE
Dans un bourg de province appelé Saint-Christophe, 12
Un jour que je rôdais près des chevaux de bois, 12
Au son désespéré d'un grand orgue aux abois, 12
J'entrevis tout à coup deux bottines d'étoffe. 12
5 L'une semblait dormir sur le frêle étrier, 12
L'autre bougeait avec une certaine morgue. 12
A quelque pas, sans trêve, un vieux ménétrier 12
Se démanchait le bras comme le joueur d'orgue. 12
Les grincements aigus du violon m'entraient 12
10 Dans l'âme, et m'égaraient au fond d'un spleen sans bornes, 12
Et toujours, toujours les bottines se montraient 12
Dans le gai tournoiement des petits chevaux mornes. 12
Pauvres petits chevaux ! roides sous le harnais, 12
Vertigineusement ils roulaient dans le vague. 12
15 Leur maître, un acrobate à l'accent béarnais, 12
S'essoufflait à crier : « A la bague ! A la bague ! » 12
Ils me navraient ! J'aurais voulu les embrasser 12
Et dire à leur bois peint, que je douais d'une âme, 12
Combien je maudissais le bateleur infâme 12
20 Qui se faisait un jeu d'ainsi les harasser. 12
Mais en vain j'emplissais mes yeux de leurs marbrures, 12
Et je m'apitoyais sur leur mauvais destin, 12
Mon regard ne lorgnait, lascif et clandestin, 12
Que les bottines, dont il buvait les cambrures. 12
25 Oh ! comme elles plaquaient sur les doux inconnus 12
Dont mon rêve léchait l'ensorcelant mystère ! 12
Moules délicieux de pieds frôleurs de terre 12
Que j'aurais voulu mordre en les voyant tout nus. 12
Et le ménétrier sciait ses cordes minces 12
30 Et celui qui tournait la manivelle, hélas ! 12
De l'orgue poitrinaire effroyablement las 12
Y cramponnait ses mains, abominables pinces. 12
Quelle mélancolie amoureuse dans l'air 12
Et dans mon cœur ! des chants rauques sortaient des bouges, 12
35 Un soleil capiteux dardait ses rayons rouges 12
Qui grisaient lentement les filles à l'œil clair. 12
Bruits, senteurs, atmosphère, aspect de la cohue 12
Se ruant à la fête avec des rires mous, 12
Et des petits chevaux tournant comme un remous, 12
40 Jusqu'à l'entrain niais des bourgeois que je hue ; 12
Toutes ces choses-là sans doute m'obsédaient, 12
Mais qu'était-ce à côté de ces bottines grises 12
Dont ma chair et mon âme étaient si fort éprises 12
Que j'aurais souffleté ceux qui les regardaient ? 12
45 Ainsi que d'un écrin gorgé de pierreries, 12
D'épingles d'or massif, et de gros diamants, 12
Il en sortait pour moi tant d'éblouissements 12
Que mon œil effaré nageait dans des féeries. 12
Elles me piétinaient l'imagination, 12
50 Mais avec tant d'amour, qu'ainsi foulé par elles, 12
J'avais des voluptés presque surnaturelles 12
Qui m'emportaient en pleine hallucination. 12
Alors, plus d'acrobate à la figure osseuse, 12
Plus de foule ! plus rien ! sous les cieux embrasés, 12
55 Au milieu d'une extase aromale et berceuse 12
J'avais pour m'assoupir un hamac de baisers. 12
Oh ! qui rendra jamais l'attouchement magique 12
De ces bottines d'ange aux souplesses d'oiseaux ? 12
Tout ce que la langueur a de plus léthargique 12
60 Se mêlait à ma moelle et coulait dans mes os ! 12
Leurs petits bouts carrés me becquetaient les lèvres. 12
Et leurs talons pointus me chatouillaient le cou ; 12
Et tout mon corps flambait : délicieuses fièvres 12
Qui me vaporisaient le sang ! — Quand tout à coup, 12
65 La nuit vint embrumer le bourg de Saint-Christophe : 12
L'orgue et le violon moururent tous les deux ; 12
Les petits chevaux peints s'arrêtèrent hideux ; 12
Et je ne revis plus les bottines d'étoffe. 12
logo du CRISCO logo de l'université