Métrique en Ligne
ROL_1/ROL15
Maurice ROLLINAT
Dans Les Brandes
Poèmes Et Rondels
1877
LES CHEVEUX
J'aimais ses cheveux noirs comme des fils de jais 12
Et toujours parfumés d'une exquise pommade, 12
Et dans ces lacs d'ébène où parfois je plongeais 12
S'assoupissait toujours ma luxure nomade. 12
5 Une âme, un souffle, un cœur vivaient dans ces cheveux 12
Puisqu'ils étaient songeurs, animés et sensibles, 12
Moi, le voyant, j'ai lu de bizarres aveux 12
Dans le miroitement de leurs yeux invisibles. 12
La voix morte du spectre à travers son linceul, 12
10 Le verbe du silence au fond de l'air nocturne, 12
Ils l'avaient : voix unique au monde que moi seul 12
J'entendais résonner dans mon cœur taciturne. 12
Avec la clarté blanche et rose de sa peau 12
Ils contrastaient ainsi que l'aurore avec l'ombre ; 12
15 Quand ils flottaient, c'était le funèbre drapeau 12
Que son spleen arborait à sa figure sombre. 12
Coupés, en torsions exquises se dressant, 12
Sorte de végétal, ayant l'humaine gloire, 12
Avec leur aspect fauve, étrange et saisissant, 12
20 Ils figuraient à l'œil une mousse très noire. 12
Épars, sur les reins nus, aux pieds qu'ils côtoyaient 12
Ils faisaient vaguement des caresses musquées ; 12
Aux lueurs de la lampe ardents ils chatoyaient 12
Comme en un clair-obscur l'œil des filles masquées. 12
25 Quelquefois ils avaient de gentils mouvements 12
Comme ceux des lézards au flanc d'une rocaille, 12
Ils aimaient les rubis, l'or et les diamants, 12
Les épingles d'ivoire et les peignes d'écaille. 12
Dans l'alcôve où brûlé de désirs éternels 12
30 J'aiguillonnais en vain ma chair exténuée, 12
Je les enveloppais de baisers solennels 12
Étreignant l'idéal dans leur sombre nuée. 12
Des résilles de soie où leurs anneaux mêlés 12
S'enroulaient pour dormir ainsi que des vipères, 12
35 Ils tombaient d'un seul bond touffus et crespelés 12
Dans les plis des jupons, leurs chuchotants repaires. 12
Aucun homme avant moi ne les ayant humés, 12
Ils ne connaissaient pas les débauches sordides ; 12
Virginalement noirs, sous mes regards pâmés 12
40 Ils noyaient l'oreiller avec des airs candides. 12
Quand les brumes d'hiver rendaient les cieux blafards, 12
Ils s'entassaient, grisés par le parfum des fioles, 12
Mais ils flottaient l'été sur les blancs nénuphars 12
Au glissement berceur et langoureux des yoles. 12
45 Alors, ils préféraient les bluets aux saphirs, 12
Les roses au corail et les lys aux opales ; 12
Ils frémissaient au souffle embaumé des zéphirs 12
Simplement couronnés de marguerites pâles. 12
Quand parfois ils quittaient le lit, brûlants et las, 12
50 Pour venir aspirer la fraîcheur des aurores, 12
Ils s'épanouissaient aux parfums des lilas 12
Dans un cadre chantant d'oiseaux multicolores. 12
Et la nuit, s'endormant dans la tiédeur de l'air 12
Si calme, qu'il n'eût pas fait palpiter des toiles, 12
55 Ils recevaient ravis, du haut du grand ciel clair, 12
La bénédiction muette des étoiles. 12
Mais elle blêmissait de jour en jour ; sa chair 12
Quittait son ossature, atome par atome, 12
Et navré, je voyais son pauvre corps si cher 12
60 Prendre insensiblement l'allure d'un fantôme. 12
Puis à mesure, hélas ! que mes regards plongeaient 12
Dans ses yeux qu'éteignait la mort insatiable, 12
De moments en moments, ses cheveux s'allongeaient 12
Entraînant par leur poids sa tête inoubliable. 12
65 Et quand elle mourut au fond du vieux manoir, 12
Ils avaient tant poussé pendant son agonie, 12
Que j'en enveloppai comme d'un linceul noir 12
Celle qui m'abreuvait de tendresse infinie. 12
Ainsi donc, tes cheveux furent tes assassins. 12
70 Leur perfide longueur à la fin t'a tuée, 12
Mais, comme aux jours bénis où fleurissaient tes seins, 12
Dans le fond de mon cœur je t'ai perpétuée. 12
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