Métrique en Ligne
ROD_2/ROD165
Georges RODENBACH
Les Vies Encloses
1896
LE VOYAGE DANS LES YEUX
III
Dans les yeux, rien de leur histoire ne s'efface ; 12
Rien n'est soluble ; tout s'avère à leur surface… 12
Ainsi tels yeux ont l'air pauvres dorénavant 12
Pour avoir médité d'entrer en un couvent ; 12
5 Tels sont en fleur pour avoir vu des orchidées ; 12
D'autres sont nus de tant de fautes regardées ; 12
On y perçoit des courtisanes se baignant 12
Et par leurs fards perdus l'eau des yeux est nacrée ; 12
D'autres, pour être nés près d'un canal stagnant, 12
10 Portent un vaisseau noir qu'aucun marin ne grée 12
Et qui semble, dans eux, captif en des glaçons… 12
Prolongement sans fin. Survie ! Aubes lointaines ! 12
Ciel qui met dans les puits de bleus caparaçons ! 12
Nuages habitant les prunelles humaines ! 12
15 Tout le passé qui s'y garde, remémoré ! 12
Tout ce qui s'y trahit qu'on croyait ignoré : 12
Les vœux qu'on viola ; les seins que nous fleurîmes ; 12
Et le regard qu'on eut en pensant à des crimes ; 12
Et le regard qu'on eut, pris d'un dessein vénal, 12
20 Fût-ce un instant, jadis, devant des pierreries 12
— Trésor qu'on troquerait contre ses chairs fleuries — 12
Et qui fait à jamais, de l'œil, l'écrin du Mal. 12
Car tout s'y fige, y dure ; et tout s'y perpétue : 12
Désirs, mouvements d'âme, instantané décor, 12
25 Tout ce qui fut, rien qu'un moment, y flotte encor ; 12
Dans l'air des yeux aussi survit la cloche tue, 12
Et l'on voit, dans des yeux qui se croient gais et beaux, 12
D'anciens amours mirés comme de grands tombeaux ! 12
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