Métrique en Ligne
ROD_2/ROD162
Georges RODENBACH
Les Vies Encloses
1896
LES MALADES AUX FENÊTRES
XIX
Émoi de peu à peu recommencer à vivre ! 12
De rentrer dans la vie où déjà l'on se sent 12
Presque étranger, comme à son retour un absent ; 12
Incertitude ! Pas désappris ! On est ivre ! 12
5 Ah ! ce soleil trop clair, cette lumière neuve ! 12
Tout tourne : soleil, fleurs et les arbres un peu, 12
Oscillant dans le vent — tels les mâts sur un fleuve — 12
Et l'on regarde entre leurs feuilles le ciel bleu. 12
On est l'oiseau qui s'aventure après la pluie ; 12
10 On est le verger blanc dans le réveil d'avril ; 12
Pourtant on craint la grêle, un retour du péril : 12
La maladie est-elle loin et bien enfuie ? 12
Comme on en tremble encore ! Et quels pas calculés 12
Par crainte d'être faible et de quelque rechute ! 12
15 Pouvoir marcher jusqu'à ces arbres reculés ! 12
Espoir et peur, ombre et soleil sur la minute… 12
Heure trouble ! Émoi d'un logis longtemps fermé 12
Où chavire dans le miroir l'aube venue ; 12
On se sent seul, épars et désaccoutumé 12
20 De la vie, au lointain, qui toujours continue. 12
On est le pénitent sorti d'une neuvaine 12
Et dépris de la vie à cause de l'encens ; 12
Ah ! que la vie est loin ! Ah ! que la vie est vaine ! 12
Où vont-ils donc, tous ces passants, tous ces passants ? 12
25 Ils se hâtent ; mais leur affairement étonne ; 12
Ils s'égaient ; mais leur joie est étrange et fait mal ; 12
Soi-même, au milieu d'eux, on se sent anormal ; 12
Et la vie où l'on rentre a l'air si monotone. 12
Hier on vivait encor comme derrière un verre, 12
30 Convalescence ! Mais maintenant on a l'air 12
Du matelot morose et qui s'ennuie à terre 12
D'être sorti de l'aventure de la mer. 12
On semble avoir aussi navigué des années 12
— La maladie étant un voyage chez Dieu — 12
35 Et revenir vieilli dans des villes fanées, 12
Triste, ne sachant plus que des gestes d'adieu ! 12
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