Métrique en Ligne
ROD_2/ROD159
Georges RODENBACH
Les Vies Encloses
1896
LES MALADES AUX FENÊTRES
XVI
Comme te voilà loin de celui que tu fus 12
Ô malade, déjà si lointain, si confus, 12
Méconnaissable, et si différent de toi-même ! 12
La lune ainsi se voit reculée et plus blême 12
5 Toute changée et délayée en son halo 12
Quand elle se confronte avec elle dans l'eau. 12
De même, étant malade, on se ressemble à peine ; 12
On n'a plus son visage, ah ! comme on est changé ! 12
On est le mouton nu qui pleure après sa laine ; 12
10 On se trouve soudain plus sage et plus âgé ; 12
On se cherche, on se perd, en molle souvenance ; 12
Soi-même on se revoit tel qu'après une absence ; 12
On se reconnaît mal comme à se voir dans l'eau ; 12
On est si différent qu'on se semble nouveau, 12
15 Avec même une autre âme, avec d'autres idées, 12
— Des lis simples ont remplacé les orchidées ! — 12
Et de celui qu'on fut on se souvient si peu, 12
Moins que le soir ne se souvient du matin bleu ! 12
Le malade ainsi songe et, dans sa vie, il erre. 12
20 Sa vie ! Elle lui semble à lui-même étrangère, 12
Elle s'efface et se résume à du brouillard ; 12
Ce qu'il s'en remémore, en tant de crépuscule, 12
Est advenu naguère à quelqu'un, quelque part ; 12
Peut-être est-ce à lui-même et qu'il fut somnambule ? 12
25 Peut-être qu'il se trompe et que c'est arrivé 12
À un qui lui ressemble et dans une autre vie ? 12
Passé qu'il a vécu, mais qui semble rêvé. 12
N'était-il pas un autre avant la maladie ? 12
Or ce pâle Autrefois si peu se prolongea, 12
30 Maison de l'horizon indistincte déjà 12
Qu'indique seule une fumée irrésolue… 12
Tout est si transitoire et si vite accompli ! 12
Sa vie antérieure est presque dans l'oubli ; 12
Il la sent vague en lui comme une histoire lue ; 12
35 Et, morne, il a l'impression jusqu'à l'aigu 12
D'avoir à peine été, d'avoir si peu vécu ! 12
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