Métrique en Ligne
ROD_2/ROD150
Georges RODENBACH
Les Vies Encloses
1896
LES MALADES AUX FENÊTRES
VII
Un grand lis dépérit là-bas sur la console. 12
Est-ce parce qu'il touche à la fin de son âge ? 12
Est-ce à cause du soir tombant qui trop l'isole 12
Dans des ombres où sa blancheur frêle surnage ? 12
5 À peine si sa forme encor se délimite ; 12
Il faudrait l'arroser, semble-t-il, d'eau bénite, 12
Svelte lis qui se meurt dans la chambre assombrie. 12
Il se dressait si beau, l'air d'un jet d'eau qui prie ! 12
Avec ses linges purs et sa parure blanche 12
10 Comme une fleur qui croit toujours que c'est dimanche. 12
Maintenant il blêmit dans le soir taciturne ; 12
Il est livide, lis exsangue !… il s'offre comme 12
Un calice d'amertumes, une triste urne 12
À toutes les cendres du jour qui se consomme. 12
15 Or à présent qu'il est malade et s'étiole 12
Et que l'obscurité de plus en plus l'évince, 12
Je sens qu'un peu de moi vivait dans sa corolle 12
Et qu'il était ce qu'il fallait que je devinsse, 12
Lis en qui je voyais mon âme devenue 12
20 Une fleur, et recommençant d'être ingénue. 12
Et c'est pourquoi mon âme avec lui s'anémie ; 12
Moi-même je me fane en sa corolle soufre ; 12
Lis — bénitier de mes larmes ! — en qui je souffre ! 12
Pauvre fleur ! Elle empire, elle entre en agonie 12
25 Et se crispe, on dirait d'une douleur charnelle, 12
À cause de ce vaste afflux de crépuscule 12
— Ah ! tout ce qui, de moi, mourra bientôt en elle ! 12
La fleur penche ; de plus en plus elle s'annule ; 12
C'est comme une hostie en fleur qui se désagrège… 12
30 Mais faut-il s'affliger ainsi que le lis meure, 12
Lui si discret que quand il meurt dans la demeure 12
C'est à peine si le silence s'en allège. 12
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