Métrique en Ligne
ROD_2/ROD145
Georges RODENBACH
Les Vies Encloses
1896
LES MALADES AUX FENÊTRES
II
Le malade souvent examine ses mains, 12
Si pâles, n'ayant plus que des gestes bénins 12
De sacerdoce et d'offices, à peine humaines ; 12
Il consulte ses mains, ses doigts trop délicats 12
5 Qui, plus que le visage, élucident son cas 12
Avec leur maigre ivoire et leurs débiles veines. 12
Surtout le soir, il les considère en songeant 12
Parmi le crépuscule, automne des journées, 12
Et dans elles, qui sont longues d'être affinées, 12
10 Voit son mal comme hors de lui se prolongeant, 12
Mains pâles d'autant plus que l'obscurité tombe ! 12
Elles semblent s'aimer et semblent s'appeler ; 12
Elles ont des blancheurs frileuses de colombe 12
Et, sveltes, on dirait qu'elles vont s'envoler. 12
15 Elles font sur l'air des taches surnaturelles 12
Comme si du nouveau clair de lune en chemin 12
Entrait par la fenêtre et se posait sur elles. 12
Or la pâleur est la même sur chaque main, 12
Et le malade songe à ses mains anciennes ; 12
20 Il ne reconnaît plus ces mains pâles pour siennes ; 12
Tel un petit enfant qui voit ses mains dans l'eau. 12
Puis le malade mire au miroir sans mémoire 12
— Le miroir qui concentre un moment son eau noire — 12
Ses mains qu'il voit sombrer comme un couple jumeau ; 12
25 Ô vorace fontaine, obstinée et maigrie, 12
Où le malade suit ses mains, dans quel recul ! 12
Couple blanc qui s'enfonce et de plus en plus nul 12
Jusqu'à ce que l'eau du miroir se soit tarie. 12
Il songe alors qu'il va bientôt ne plus pouvoir 12
30 Les suivre, quand sera total l'afflux du soir 12
Dans cette eau du profond miroir toute réduite ; 12
Et n'est-ce pas les voir mourir, que cette fuite ? 12
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