Métrique en Ligne
ROD_1/ROD23
Georges RODENBACH
Le Règne Du Silence
1891
LE CŒUR DE L'EAU
VI
La voix de l'eau qui passe est triste et mire en elle 12
La moindre affliction qui l'a frôlée un peu ; 12
Et qui, s'y résorbant, y renaît éternelle 12
Mais en sourdine et comme en filaments d'adieu. 12
5 C'est d'abord la douleur des grands saules lunaires, 12
Écheveaux en folie où sont brouillés les fils ; 12
Puis c'est le songe aigri des clochers centenaires 12
Reflétant jusqu'au fond leurs nocturnes profils. 12
Or, ces clochers mirés y laissèrent leurs cloches ; 12
10 Et c'est pourquoi la voix de l'eau garde toujours 12
L'air des cloches qui s'y survivent et des tours. 12
Mais l'eau s'imprègne aussi du bruit des orgues proches, 12
Qui se traînent sur les grand'routes d'où l'on sent 12
Leurs plaintes, qui sont des plaintes d'oiseaux en sang, 12
15 S'égoutter et se fondre en l'eau qui les délaye 12
Sa voix est triste encor d'un spleen plus volatil. 12
La voilà s'affligeant du départ en exil 12
De la fumée, au loin, que la bise balaie, 12
Et qui, violentée, abandonne dans l'air 12
20 Ses voiles, et dans l'eau vient mourir toute nue… 12
Que de choses enfin, brèves comme un éclair, 12
Que la voix de l'eau mire et qu'elle continue, 12
Survivance de tant de reflets dans sa voix ! 12
Voix qui prolonge un peu les voix qui se sont tues, 12
25 Voix triste qu'on dirait posthume et d'autrefois, 12
Voix qui parle comme regardent les statues. 12
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