Métrique en Ligne
RIM_2/RIM35
Arthur RIMBAUD
POÉSIES II
1870-1872
Les Mains de Jeanne-Marie
Jeanne-Marie a des mains fortes, 8
Mains sombres que l'été tanna, 8
Mains pâles comme des mains mortes. 8
— Sont-ce des mains de Juana ? 8
5 Ont-elles pris les crèmes brunes 8
Sur les mares des voluptés ? 8
Ont-elles trempé dans des lunes 8
Aux étangs de sérénités ? 8
Ont-elles bu des cieux barbares, 8
10 Calmes sur les genoux charmants ? 8
Ont-elles roulé des cigares 8
Ou trafiqué des diamants ? 8
Sur les pieds ardents des Madones 8
Ont-elles fané des fleurs d'or ? 8
15 C'est le sang noir des belladones 8
Qui dans leur paume éclate et dort. 8
Mains chasseresses des diptères 8
Dont bombinent les bleuisons 8
Aurorales, vers les nectaires ? 8
20 Mains décanteuses de poisons ? 8
Oh ! quel Rêve les a saisies 8
Dans les pandiculations ? 8
Un rêve inouï des Asies, 8
Des Khenghavars ou des Sions ? 8
25 — Ces mains n'ont pas vendu d'oranges, 8
Ni bruni sur les pieds des dieux : 8
Ces mains n'ont pas lavé les langes 8
Des lourds petits enfants sans yeux. 8
Ce ne sont pas mains de cousine 8
30 Ni d'ouvrières aux gros fronts 8
Que brûle, aux bois puant l'usine, 8
Un soleil ivre de goudrons. 8
Ce sont des ployeuses d'échines, 8
Des mains qui ne font jamais mal, 8
35 Plus fatales que des machines, 8
Plus fortes que tout un cheval ! 8
Remuant comme des fournaises, 8
Et secouant tous ses frissons, 8
Leur chair chante des Marseillaises 8
40 Et jamais les Éleisons ! 8
Ça serrerait vos cous, ô femmes 8
Mauvaises, ça broierait vos mains, 8
Femmes nobles, vos mains infâmes 8
Pleines de blancs et de carmins. 8
45 L'éclat de ces mains amoureuses 8
Tourne le crâne des brebis ! 8
Dans leurs phalanges savoureuses 8
Le grand soleil met un rubis ! 8
Une tache de populace 8
50 Les brunit comme un sein d'hier ; 8
Le dos de ces Mains est la place 8
Qu'en baisa tout Révolté fier ! 8
Elles ont pâli, merveilleuses, 8
Au grand soleil d'amour chargé, 8
55 Sur le bronze des mitrailleuses 8
À travers Paris insurgé ! 8
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées, 8
À vos poings, Mains où tremblent nos 8
Lèvres jamais désenivrées, 8
60 Crie une chaîne aux clairs anneaux ! 8
Et c'est un soubresaut étrange 8
Dans nos êtres, quand, quelquefois, 8
On veut vous déhâler, Mains d'ange, 8
En vous faisant saigner les doigts ! 8
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