Métrique en Ligne
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Arthur RIMBAUD
POÉSIES I
1869-1870
Ophélie
I
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles, 12
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, 12
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… 12
− On entend dans les bois lointains des hallalis… 12
5 Voici plus de mille ans que la triste Ophélie 12
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ; 12
Voici plus de mille ans que sa douce folie 12
Murmure sa romance à la brise du soir. 12
Le vent baise ses seins et déploie en corolle 12
10 Ses longs voiles bercés mollement par les eaux ; 12
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule, 12
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux. 12
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ; 12
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, 12
15 Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile. 12
− Un chant mystérieux tombe des astres d’or. 12
II
O pâle Ophélia ! belle comme la neige ! 12
Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté ! 12
− C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège 12
20 T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ! 12
C’est qu’un souffle inconnu, fouettant ta chevelure, 12
À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ; 12
Que ton cœur écoutait la voix de la Nature 12
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ! 12
25 C’est que la voix des mers, comme un immense râle, 12
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ; 12
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle, 12
Un pauvre fou s’assit, muet, à tes genoux ! 12
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle ! 12
30 Tu te fondais à lui comme une neige au feu. 12
Tes grandes visions étranglaient ta parole : 12
− Un Infini terrible effara ton œil bleu ! 12
III
− Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles 12
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ; 12
35 Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles, 12
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys. 12
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