Métrique en Ligne
RIC_3/RIC353
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
VIII
LA MORT DE LA MER
Car tu mourras aussi, toi qu’on croit immortelle. 12
Toi que notre louange et nos vœux complaisants 12
T’ayant faite déesse, adoraient comme telle. 12
Vieille, tu n’auras pas toujours, toujours, quinze ans. 12
5 Tu connaîtras aussi les chevaux qu’on débride, 12
Et les adieux forcés aux jours agonisants, 12
Et les cheveux blanchis, et l’implacable ride, 12
Et la seconde enfance aux pas irrésolus, 12
Et la décrépitude à l’haleine putride. 12
10 Tu connaîtras cette heure où de pleurs superflus 12
On tâche à ranimer les antiques verveines 12
Qui fanent dans vos doigts et ne fleuriront plus. 12
Cette heure des regrets et des oraisons vaines 12
Où l’on veut rappeler le printemps qui s’enfuit. 12
15 Où le sang plus épais se glace dans les veines. 12
Où la chanson du cœur s’éteint à petit bruit. 12
Où l’on sent lentement au fond de sa prunelle 12
Le soleil las descendre en l’éternelle nuit. 12
Et ce n’est pas le vent qui viendra de son aile 12
20 Fondre à force d’amour tes membres desséchés, 12
C’est la terre au corps mou qui t’aura bue en elle. 12
Pour apaiser sa soif et nourrir ses rochers, 12
Tous les sels et les sucs de tes eaux généreuses 12
Dans son sein peu à peu se seront épanchés. 12
25 Car c’est, en la baisant, ta tombe que tu creuses 12
À toujours y passer, tes mobiles vapeurs 12
S’immobiliseront dans ses chairs ténébreuses. 12
Longtemps tu te fieras à ses fleuves trompeurs 12
Pour te les ramener de leurs courses secrètes, 12
30 Et tu ne verras point que leurs molles torpeurs 12
En gardent le meilleur dans d’obscures retraites. 12
Et que pour enrichir le sol tu t’appauvris, 12
Car il ne te rend pas tout ce que tu lui prêtes. 12
En même temps, sous une averse de débris 12
35 Ton lit s’exhaussera par d’insensibles crues 12
De tous les ossements de ceux que tu nourris. 12
Et ces larves un jour au soleil apparues 12
Y serviront d’assise aux continents nouveaux 12
Où tes flots briseront les socs de leurs charrues. 12
40 Ainsi, la terre et toi confondant vos niveaux. 12
C’est le tien qui devra subir la loi dernière. 12
La lutte est inégale entre vos cœurs rivaux. 12
Elle si mendiante et toi trop aumônière. 12
Grâce à tes charités son triomphe est certain. 12
45 C’est elle qui sur toi plantera sa bannière. 12
Et tu reculeras d’un pas chaque matin, 12
D’un autre pas encor chaque soir devant elle. 12
Elle te prendra tout, tes vagues de satin, 12
Tes plages d’or et tes écumes de dentelle ; 12
50 Elle mettra ton corps ratatiné tout nu ; 12
Et tu devras mourir, alors, pauvre immortelle ! 12
Oh ! quel jour ! Je le vois en rêve. Il est venu. 12
De cette immensité radieuse et mobile 12
Il ne reste plus rien qu’un lac au flot menu. 12
55 Une vase où frémit un brin d’algue débile, 12
Un marais croupissant, morne et silencieux, 12
Épais comme un crachat, noir comme de la bile. 12
Quelques agonisants sont là, buvant des yeux. 12
Humant à pleins poumons ce peu d’eau qui demeure 12
60 Et qui va dans l’instant s’exhaler vers les cieux. 12
Connaissant qu’eux aussi mourront à la même heure 12
Où la brume suprême aura quitté le sol, 12
Ils tremblent, sans pouvoir empêcher qu’elle meure. 12
Comme au lit d’un malade on guette encor le vol, 12
65 Sur un miroir, de son haleine exténuée, 12
Par moments vers l’espace ils redressent leur col 12
Pour voir sur l’implacable azur quelque nuée. 12
Mais le souffle qui va s’envoler est trop peu 12
Pour ternir ce mincir de sa vague buée. 12
70 Il s’évanouira dans cet abîme bleu. 12
Il s’y sera fondu sans marquer qu’il y passe, 12
Sans même que personne ait pu lui dire adieu. 12
Et pourtant, ce qui fuit avec lui dans l’espace. 12
Ce qui disparaît là pour ne revenir plus, 12
75 À jamais absorbé par l’infini rapace, 12
C’est l’antique fracas des flux et des reflux. 12
C’est l’hymne séculaire entonné par les grèves, 12
Les fleuves, les moissons et les bois chevelus ; 12
C’est tout ce qui vibrait, clamait, chantait sans trêves : 12
80 La plante, et l’animal, et le cœur agité 12
De l’homme où bouillonnaient tant de vœux, tant de rêves 12
C’est avec tous ses bruits toute l’humanité, 12
Depuis les jours lointains où nous étions des brutes 12
Au jours où l’on bâtit la dernière cité ; 12
85 C’est nos ambitions, nos pensers et nos luttes, 12
Les générations à l’assaut du progrès 12
Montant toujours malgré les haltes et les chutes ; 12
C’est le savoir tenace et vainqueur des secrets, 12
Les arts extasiés comme une épiphanie, 12
90 L’amour où l’infini se montre de si près 12
Qu’à l’éclair du baiser et de la chair unie 12
Il semble que d’un coup l’éternel univers 12
S’épanouit au fond de cette fleur bénie ; 12
C’est tous les horizons que nous aurons ouverts : 12
95 C’est tous les noms sacrés de toutes les histoires. 12
Tous les trouveurs de lois, tous les chanteurs de vers. 12
Tous les triomphateurs debout sur leurs victoires 12
Tous les héros qui pour éclairer le chemin 12
Ont offert aux bûchers leurs corps expiatoires. 12
100 Tous ceux d’hier, tous ceux qu’on aura vus demain. 12
Tous ceux qui par la flamme, une fois allumée, 12
Inextinguible aura passé de main en main ; 12
C’est la terre vivante et par nous exprimée, 12
C’est notre âme et la sienne aussi, c’est tout cela 12
105 Qui dans cette vapeur va partir en fumée ! 12
Oh ! dans vos cœurs pieux plutôt absorbez-la. 12
Derniers êtres penchés sur cette moribonde ! 12
Ne la laissez pas fuir et s’envoler de là ! 12
Car la source divine où l’existence abonde 12
110 Est tarie, et les vieux espoirs sont superflus 12
Des retours qu’eut jadis sa marche vagabonde. 12
Sa vigueur est à bout. Les temps sont révolus. 12
Et quand s’exhalera de sa bouche si pâle 12
Ce souffle qui jamais n’y redescendra plus, 12
115 Ce sera de la terre aussi le dernier râle ; 12
Après quoi, décharnés, ses membres raidiront, 12
Et le vent de la mort gercera de son hâle 12
Ce cadavre hagard tournant toujours en rond, 12
Qui n’ira même pas contre un astre de foudre 12
120 De son hideux squelette un jour briser le front. 12
Mais qui se réduira sinistrement en poudre, 12
Et que l’éternel gouffre aux incessants travaux 12
Dans ses chaos futurs finira de dissoudre 12
Pour servir de fumier à des mondes nouveaux. 12
125 Ô mer, ne pousse pas vers cette heure dernière 12
D’un galop si fougueux l’élan de tes chevaux ! 12
Laisse un peu reposer leur flottante crinière. 12
Ne te dépense pas à trop de charités. 12
Longtemps, longtemps encor dans ta beauté plénière 12
130 Berce tous tes enfants sous ta force abrités. 12
Songe que, toi partie, ô divine nourrice, 12
Il ne restera rien à ces déshérités. 12
Pour que plus lentement ta mamelle tarisse. 12
Sois ménagère enfin de son lait précieux. 12
135 Ô mer prodigue, apprends à ton cœur l’avarice. 12
Ne souffle pas si fort vers les avides cieux 12
Ces vivantes vapeurs qu’un jour nos tristes races 12
Y chercheront en vain pour rafraîchir leurs yeux. 12
Ne dilapide plus le trésor de tes grâces 12
140 À l’espace, au soleil, au vent, au sol voleur 12
Qui le boivent sans fin de leurs lèvres voraces. 12
Ô mer, que ton printemps se garde dans sa fleur ! 12
Ô mer, ne hâte point l’heure du noir mystère 12
Où dans l’exhalaison de ton suprême pleur 12
145 S’envoleront notre être et l’âme de la terre ! 12
Ô mer qui nous as faits, ô mer que nous aimons, 12
Mer adorable, mer bonne, mer salutaire, 12
Mer aux cheveux d’argent coiffés de goëmons, 12
Mer qui portes l’Avril dans ta verte prunelle, 12
150 Ô chair de notre chair, ô vent de nos poumons, 12
Ô mer qui nous parais la jeunesse éternelle, 12
Oh ! laisse-nous longtemps encor dans l’avenir 12
Croire à cette jeunesse et rajeunir en elle. 12
Et nous imaginer qu’elle ne peut finir, 12
155 Et toujours en vouloir l’incessante caresse, 12
Et la faire à nos vers incessamment bénir, 12
Et la boire sur ta bouche d’enchanteresse 12
Sans y voir les baisers s’éteindre agonisants, 12
Et sans jamais sentir, ô Mer, vieille maîtresse, 12
160 Que les jours sont venus où tu n’as plus quinze ans ! 12
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