Métrique en Ligne
RIC_3/RIC348
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
VII
LA GLOIRE DE L’EAU
Cette goutte, d’abord, voici comme elle est née. 12
Tu la comprendras mieux, sachant sa destinée. 12
La mer est l’alambic d’où jaillit son éveil. 12
Cet alambic, chauffé par les rais de soleil 12
5 Qui lui dardent d’aplomb leur flamme incendiaire, 12
Présente à ce foyer l’équateur pour chaudière. 12
Les hauts confins de l’air en sont le chapiteau, 12
Où monte la vapeur s’exhalant de cette eau. 12
Elle y pourrait planer, puis tomber de ce faite. 12
10 Mais du sûr alambic la figure est parfaite. 12
Les pôles, les sommets, sont ses réfrigérants. 12
Ses récipients sont les glaciers, les torrents 12
Et les lacs endormis dans le creux des vallées. 12
Ainsi des flots amers les ondes dessalées 12
15 Se distillent sans cesse et font ces gouttes d’eau. 12
Qui sont d’abord nuage au mobile rideau 12
D’où la pluie en tombant fertilise les graines. 12
Puis infiltrations et sources souterraines, 12
Puis ruisselets chanteurs, puis ruisseaux tortueux. 12
20 Puis rivières, enfin fleuves majestueux 12
Dont le cours lentement par les champs se déroule 12
Et dont les flots grossis, entraînant dans leur houle 12
Les sels du sol poudreux et du roc écrêté, 12
S’en vont rendre à la mer plus qu’elle n’a prêté. 12
25 Plus, et moins toutefois. Car ce qu’elle prête, elle, 12
C’est sa force sans fin, sa jeunesse immortelle, 12
Son cœur purifiant où toute mort renaît. 12
Oui, l’eau douce qui court sur notre globe en est 12
Comme le sang. Ce sang circule dans les terres 12
30 Par les fleuves, par les rivières, ces artères 12
Que les membres du sol sentent fluer en eux. 12
Mais le sang lourd, au bout de sa course, est veineux. 12
Fait pour battre et courir, son épaisseur le gêne. 12
Noir, il a besoin d’air, il a soif d’oxygène. 12
35 C’est seulement au cœur qu’il peut, ressuscité, 12
Reconquérir sa pourpre et sa limpidité. 12
Or peut-être, après tout, que ce n’est pas démence 12
De voir dans notre globe un animal immense. 12
Encore inconscient sans doute, mais vivant, 12
40 Ayant pour corps la terre, et pour souffle le vent, 12
Et pour poils les forêts, et pour cri la tempète ; 12
Et si, vivante ainsi, la gigantesque bête 12
A des veines où roule un sang plein de vigueur. 12
L’eau n’est rien que ce sang, la mer en est le cœur. 12
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