Métrique en Ligne
RIC_3/RIC346
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
VII
LA GLOIRE DE L’EAU
Ce que la science imagine, 8
Homme, n’en sois pas offensé ! 8
Plus humble fut ton origine, 8
Plus haut ton vol s’est élancé. 8
5 Laisse aux mystiques théories 8
L’hypothèse d’un ciel perdu, 8
Où de tes mains endolories 8
Tu frappes sans être entendu, 8
Où vainement ton rêve espère 8
10 Retrouver l’ancien Paradis 8
Duquel Dieu comme un mauvais père 8
A chassé ses enfants maudits. 8
Oui, je sais, dans cette naissance 8
Illustre ton cœur se complait. 8
15 Te croire de divine essence. 8
Même déchu, même incomplet, 8
Cela, penses-tu, te rehausse : 8
C’est ton titre, c’est ton blason. 8
Eh bien ! non. Conclusion fausse. 8
20 Ta vanité n’a pas raison. 8
Être un demi-dieu dont la chute 8
Va chaque jour se dégradant, 8
D’ange devenir presque brute, 8
Voilà ton vœu le plus ardent. 8
25 Quoi ! c’est un sort digne d’envie ? 8
Non, non. Et combien celui-là 8
Où la science te convie 8
Est plus superbe ! Écoute-la. 8
Pour venir à nous la matière 8
30 A dû par coups multipliés 8
Engloutir comme un cimetière 8
Des corps, des êtres, par milliers. 8
À travers ses métamorphoses 8
Tous ces êtres dont nous sortons 8
35 Contre les tourbillons des causes 8
Luttaient, éperdus, à tâtons. 8
Se façonnant aux circonstances, 8
Aux chocs, aux besoins, aux milieux, 8
Mais toujours en efforts intenses 8
40 Toujours en marche vers le mieux. 8
Ô marche auguste et triomphale ! 8
Ces ténèbres où nous passions, 8
Est-ce donc ça qui nous ravale. 8
Ou les vieilles damnations ? 8
45 Lequel vaut mieux pour une race. 8
D’avoir son germe dans le lit 8
Ou d’un vilain qui se décrasse, 8
Ou d’un noble qui s’avilit ? 8
Quel est donc le lot le moins sombre, 8
50 Quel est le destin le plus grand, 8
D’être le feu qui sort de l’ombre 8
Ou celui que l’ombre reprend ? 8
Et si l’orgueil trouve son compte 8
À quelque chose, n’est-ce pas 8
55 À cette escalade qui monte 8
Du ver à l’homme, pas à pas ? 8
L’antique genèse illusoire 8
A-t-elle autant de majesté 8
Que ces combats de l’infusoire 8
60 À l’assaut de l’humanité ? 8
Homme, relève donc la tête 8
Vers ton passé ; ne rougis point 8
D’avoir pour ancêtre la bête 8
Et même moins encor, ce point 8
65 Perdu sous la mer primitive, 8
Où jadis mécaniquement 8
Se forma la cellule active 8
Par un chimique accouplement. 8
Le connaître, en la nuit épaisse 8
70 Avoir retrouvé ce chemin. 8
C’est la gloire de notre espèce. 8
C’est la fleur de l’orgueil humain. 8
C’est le prix de sa patience, 8
De ses vœux enfin entendus, 8
75 C’est vraiment l’arbre de science 8
Nous livrant ses fruits défendus. 8
C’est la rédemption nouvelle 8
Qui nous redresse les genoux. 8
C’est le grand Tout qui se révèle 8
80 En prenant conscience en nous, 8
C’est l’apothéose où s’exalte 8
Son passé dans notre présent, 8
Cependant que nous faisons halte 8
Sur cette cime en nous disant : 8
85 Partis des atomes infimes 8
Pour gravir jusqu’à ces hauteurs, 8
C’est donc nous-mêmes qui nous fîmes, 8
Et nous sommes nos créateurs ! 8
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