Métrique en Ligne
RIC_3/RIC342
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
VI
LES ALGUES
Qui dira la mer végétale ? 8
Algues, varechs et goëmons. 8
Tout l’immense herbier qu’elle étale, 8
C’est ainsi que nous le nommons. 8
5 Trois mots pour le peuple sans nombre 8
Qui tapisse au fond de son ombre 8
Ses ravins, ses plaines, ses monts ! 8
Trois pauvres mots pour cette flore 8
Multiforme et multicolore 8
10 Que sans relâche fait éclore 8
L’éternel printemps des limons ! 8
Sans parler des herbes secrètes 8
Que loin des rayons lumineux 8
Dans d’inaccessibles retraites 8
15 Les flots jaloux gardent en eux. 8
Forêts vierges aux mille plantes. 8
Tas de lianes ondulantes. 8
Enlacements vertigineux. 8
Combien que le flux sur la roche 8
20 Tour à tour accroche et décroche, 8
Et dont il nous montre tout proche 8
Le lacis de nerfs et de nœuds ! 8
Parmi les flaques où fourmille 8
L’évaporation des eaux. 8
25 Vois donc ! Céramie en ramille. 8
Estocarpée en nids d’oiseaux, 8
Ulve large, à plat, qui se carre. 8
Éventail ouvert de l’agare. 8
Plocamium aux fins réseaux. 8
30 Laminaire gladiolée, 8
Lanière en caoutchouc collée 8
Par les vagues à la volée 8
Sur les récifs aux noirs naseaux. 8
Conferves vertes et ridées 8
35 En tapis de velours moussus, 8
Rouges et roses iridées, 8
Et que d’autres, dessous, dessus, 8
À l’énorme ou minime taille, 8
Embrouillant comme une bataille 8
40 Leurs figures et leurs tissus, 8
Cordons, rubans, mailles, spatules, 8
Plaques et glands, câbles et tulles, 8
Chairs lisses, cuirs pleins de pustules, 8
Fils déliés, paquets pansus ! 8
45 Il en est de resplendissantes 8
Ainsi que des fruits et des fleurs 8
Cueillis en été dans les sentes 8
Où l’aube égrène encor ses pleurs. 8
Il en est où de l’or éclate. 8
50 Où saigne et flambe l’écarlate. 8
Il en est aux tendres couleurs ; 8
Il en est aux sinistres teintes. 8
Il en est qui sont comme atteintes 8
D’une langueur étrange, éteintes 8
55 En de diaphanes pâleurs. 8
Voici des arbres minuscules 8
Aux branchages s’entrecoupant 8
Voici des bras en tentacules 8
À côté d’un bouquet pimpant. 8
60 Ici, délicate membrane 8
Brodée à jour en filigrane. 8
Là-bas, crinière d’un arpent. 8
Ensemble on voit se tordre, pendre. 8
De la moire, une scolopendre, 8
65 Des cheveux de soie, et s’épandre 8
L’orbe délové d’un serpent. 8
Et tout cela n’est rien encore, 8
Presque rien, comme qui dirait 8
Les broussailles dont se décore 8
70 La lisière de la forêt. 8
C’est ce que découvre la vague, 8
Ce qu’à travers son cristal vague 8
Les jours de calme il transparait. 8
Mais que de merveilles voilées 8
75 Au fond ténébreux des vallées 8
Dont nulles mains ne sont allées 8
Effeuiller le vierge secret ! 8
Là, ce sont des fourrés sans route 8
Et d’inextricables buissons. 8
80 Des clairières, des prés, où broute 8
Un tas de gueules en suçons. 8
Ce sont des jungles, des savanes 8
Où défilent par caravanes 8
De phantasmatiques poissons ; 8
85 Obscure, muette et mouvante, 8
C’est la forêt de l’épouvante, 8
Où la plante marche, vivante, 8
Où les pierres ont des frissons. 8
Là, subtiles ou bien épaisses. 8
90 Aspects et tons capricieux, 8
S’épanouissent les espèces 8
Que jamais ne verront nos yeux, 8
Les frondaisons intarissables 8
Qui dans les vases et les sables 8
95 Poussent leurs jets silencieux. 8
Arbres fous, folles graminées 8
Au fond du gouffre enracinées, 8
Et dont les sombres destinées 8
Ont le plafond des flots pour cieux. 8
100 Une d’elles parfois s’arrache, 8
La plus monstrueuse souvent, 8
Et l’Océan alors la crache 8
Avec son écume en bavant. 8
De son gigantesque cadavre 8
105 Elle pourrait barrer un havre, 8
Et les marins en la suivant 8
Pensent voir flotter sur l’eau bleue 8
Un dragon de plus d’une lieue 8
Qui tord les anneaux de sa queue 8
110 Et qui dresse sa crête au vent. 8
Imaginez un de nos chênes. 8
Un grand cèdre, un pin parasol, 8
Soudainement brisant ses chaînes 8
Et se déracinant du sol 8
115 Pour se livrer au vent qui passe 8
Et planer là-haut dans l’espace, 8
Les pieds en l’air, le geste fol ; 8
Ainsi ces algues démarrées 8
Planent au-dessus des marées, 8
120 Et pour des courses effarées 8
Dans l’eau roulante ont pris leur vol. 8
Au centre mort de l’Atlantique 8
Se forme, à l’abri des courants, 8
Un marécage fantastique 8
125 De tous ces corps mous adhérents. 8
C’est les Sargasses, les flots d’herbes, 8
Où Colomb sur ses nefs superbes 8
Eut peur, tant ils pressaient leurs rangs, 8
Noyés englués en litière 8
130 Plus vaste que l’Europe entière, 8
Liquide et mouvant cimetière 8
De tous ces cadavres errants. 8
Ô cadavres saints pour les hommes, 8
Car c’est de vous que nous sortons ! 8
135 Ô vieilles algues, nous ne sommes 8
Que vos suprêmes rejetons. 8
Dans le primordial mystère, 8
Quand l’eau couvrait toute la terre. 8
Squelette sans chair ni tétons. 8
140 C’était en vous que la Nature 8
De vivre risquait l’aventure, 8
Et notre humanité future 8
Germait en fleurs dans vos boutons. 8
Ô vous en qui la vie abonde, 8
145 Et qui, même encore à présent, 8
Retrouvant l’humeur vagabonde, 8
En êtres vous organisant, 8
Changez vos fibrilles en pores, 8
Devenez bêtes, zoospores, 8
150 Méduses au disque luisant, 8
Ô vous qu’à cette heure on méprise 8
Et dont la chevelure grise 8
Va s’éparpillant à la brise 8
Parmi les larmes du jusant. 8
155 Ô vieilles algues nos aînées, 8
Qui du fond de vos antres creux 8
Agitez vos mains enchaînées 8
Et tordez vos bras douloureux, 8
Algues à qui je dois mon être, 8
160 Les hommes sauront reconnaître 8
Ce que vous avez fait pour eux. 8
Ô nos aïeules authentiques, 8
Je dirai vos gloires antiques, 8
Entonnant pour vous les cantiques 8
165 De mes vers les plus vigoureux. 8
Je dirai vos splendeurs énormes, 8
L’heure où les cieux lourds et troublés 8
N’avaient pas encor vu les formes 8
Des arbres, des prés verts, des blés. 8
170 Ni même les barbes légères 8
Des mystérieuses fougères, 8
Tandis que déjà rassemblés 8
Vos tourbillons de bêtes-plantes 8
Jetaient leurs semences, leurs lentes, 8
175 En fécondités pullulantes 8
Dont les flots étaient accablés. 8
Je dirai vos splendeurs flétries, 8
L’époque où parmi vos rameaux 8
En effroyables théories 8
180 Passaient d’étranges animaux, 8
Plésiosaure, ichthyosaure, 8
Ptérodactyle, d’où s’essore 8
L’essaim des dragons leurs jumeaux. 8
Monstres dont la fable est l’empire. 8
185 Mêlant serpent, lézard, vampire, 8
Spectres devant lesquels expire 8
Le pouvoir magique des mots. 8
Je dirai vos plus vieilles races 8
Dont s’échevelèrent les crins 8
190 Sans laisser l’ombre de leurs traces 8
À l’écran des sols sous-marins, 8
Les éteintes, les disparues, 8
Que les sédiments sous leurs crues 8
Ensevelirent brins à brins, 8
195 Celles dont fleurit le mystère 8
Aux temps limbiques où la terre 8
Au-dessus de l’eau solitaire 8
N’avait pas fait saillir ses reins. 8
Je dirai qu’en montant aux causes 8
200 Et vers l’originel instant, 8
À travers les métempsychoses 8
Du globe encor inconsistant, 8
C’est vous qu’on trouve les premières 8
Buvant les chaleurs, les lumières, 8
205 Pour faire un corps vibrant, sentant, 8
Et qu’ainsi sous votre figure 8
Végétale, animée, obscure, 8
D’abord se fixe et s’inaugure 8
L’être jusques alors latent. 8
210 Je dirai comment l’infusoire 8
S’exhala de vous. Je dirai… 8
Mais quoi ! De quel rêve illusoire 8
Mon orgueil s’est-il enivré ? 8
Moi, petit, elles, peuple immense, 8
215 Puis-je croire dans ma démence 8
Qu’en moi je les embrasserai, 8
Et qu’il suffira de mes phrases 8
Pour qu’à tous les yeux tu t’embrases, 8
Abîme noir qui les écrases 8
220 Et que nul œil n’a pénétré ? 8
Rien que pour nommer au passage 8
Chacune en la notant d’un trait 8
Qui remémore son visage, 8
Sa couleur, sa forme, il faudrait 8
225 Plus qu’un Valmiki, qu’un Homère, 8
Un nomenclateur de chimère 8
Au flux de verbe sans arrêt. 8
Dont la parole infatigable 8
Criant vocable sur vocable 8
230 Se déroulerait comme un câble 8
Et comme un torrent rugirait. 8
Or le temps n’est plus où ma race 8
Avait ces robustes poumons. 8
Pauvres chanteurs qu’un rien harasse. 8
235 Pour une ode que nous rimons 8
Un peu trop haut, d’une voix pleine, 8
Nous voilà fourbus, hors d’haleine, 8
Comme un vieux qui gravit les monts ; 8
Et le lecteur encor plus pâle 8
240 Bégaie, éperdu, dans un râle : 8
Que veut donc ce fou qui vous hale, 8
Algues, varechs et goëmons ? 8
Pour voir des peintures pareilles. 8
Pour ouïr de semblables cris, 8
245 On n’a plus les yeux, les oreilles 8
Qui conviennent, ni les esprits. 8
Qui tenterait cette épopée, 8
Sa vaillance serait trompée, 8
Ses vers resteraient incompris, 8
250 Et ses audaces téméraires 8
Ne récolteraient chez ses frères. 8
Au lieu de mots thuriféraires, 8
Que sourires et que mépris. 8
À quoi bon les chansons sublimes 8
255 Si l’on chante dans des caveaux ? 8
Il faut les poinçons et les limes, 8
Mais non le souffle, à nos travaux. 8
Poëte qui te sens des ailes, 8
Modère l’élan de tes zèles, 8
260 Rentre sous les communs niveaux, 8
Lamentable Orphée en délire 8
Qui veux toucher la grande lyre 8
Et pour auditeurs dois élire. 8
En place de tigres, des veaux ! 8
265 Donc, ne crevons pas nos poitrines. 8
Ne risquons pas les cabanons, 8
Et gardez, ô plantes marines, 8
Les noms vains que nous vous donnons. 8
Mais qu’au moins, veuf de mes chimères, 8
270 Je vous puisse appeler nos mères. 8
Puisque c’est le plus beau des noms, 8
Et puisque mon cœur qui s’affale 8
N’ose point l’ode triomphale 8
À tonitruante rafale 8
275 De cuivres et de tympanons ! 8
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