Métrique en Ligne
RIC_3/RIC339
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
III
LE SECRET
Bonne aïeule douloureuse 7
Qui souris dans les sanglots, 7
Toujours ta face se creuse 7
De rides qui sont tes flots. 7
5 Dans ton giron de nourrice 7
Tout chagrin meurt envolé ; 7
Mais toi, la consolatrice, 7
Ton cœur reste inconsolé. 7
Quel est ton secret, grand’mère ? 7
10 Fais-nous enfin cet aveu. 7
La peine la plus amère, 7
Dite, se soulage un peu. 7
Toi qui tends si bien l’oreille 7
À nos désespoirs geignant, 7
15 Nous te rendrons la pareille, 7
Pauvre chère, en te plaignant. 7
Pourquoi pleurer toujours seule, 7
Sans te confier à nous ? 7
Ouvre ton âme d’aïeule. 7
20 Nous y lirons à genoux. 7
Caressant d’une main tendre 7
Tes cheveux de goëmons, 7
Nous saurons te faire entendre 7
Des mots doux, nous qui t’aimons. 7
25 Quelle que soit ta chimère, 7
J’ai de ces mots triomphants 7
Faits pour ton cœur de grand’mère. 7
Étant ton petit enfant. 7
Parle donc, consolatrice. 7
30 Qu’on te console à ton tour, 7
Qu’on apaise et qu’on guérisse 7
Ta douleur par notre amour. 7
Mais non, non, fous que nous sommes ! 7
Jamais rien tu ne diras. 7
35 Depuis le temps que les hommes 7
Se font bercer dans tes bras, 7
Qu’il soit savant ou poëte, 7
Nul ne connaît ton tourment. 7
Pourtant tu n’es pas muette. 7
40 Tu parles même en dormant. 7
Tu parles au roc, au sable. 7
À n’importe qui, toujours, 7
Et ton conte intarissable 7
Tu le contes même aux sourds 7
45 Tu le contes à l’espace, 7
Vide et désert cependant. 7
Le moindre souffle qui passe, 7
Tu le prends pour confident. 7
Mais tes lèvres si bavardes 7
50 Parlent de tout, excepté 7
Du grand secret que tu gardes 7
Malgré ta loquacité. 7
Garde-le donc, cachottière, 7
Sous tes flux et tes reflux, 7
55 Comme dans un cimetière 7
D’où les morts ne sortent plus. 7
Garde ce mot de ton être ; 7
Et que les faibles esprits 7
T’adorent sans te connaître 7
60 Comme un mystère incompris ! 7
Garde-le ! C’est bien. Mais sache 7
Que nous, les mauvais garçons, 7
À voir comment il se cache 7
C’est du mal que nous pensons. 7
65 Pardonne, ô mer vénérable ! 7
Mais parfois il nous paraît. 7
Devant cet impénétrable 7
Et sempiternel secret, 7
Qu’en somme tout le mystère 7
70 Tient peut-être en ce seul point : 7
Que tu sais si bien le taire 7
Parce qu’il n’existe point. 7
Nous disons que de notre âme 7
C’est nous qui t’ensemençons, 7
75 Que tes bruits sont une trame 7
Canevas de nos chansons, 7
Que ton aspect de nourrice 7
Au giron tendre et berceur. 7
C’est notre verve inventrice 7
80 Qui t’en donne la douceur, 7
Que ta longue cantilène 7
Et tes soupirs musicaux 7
Te viennent de notre haleine 7
Qui se brise à tes échos, 7
85 Que ta tristesse et ses charmes, 7
C’est nos chagrins exhalés, 7
Que peut-être c’est nos larmes 7
Qui rendent tes flots salés. 7
Que ta gloire est un mensonge 7
90 De nos hymnes louangeurs, 7
Et que ta vie est un songe 7
Dont nous sommes les songeurs ; 7
Car ta voix sans interprète 7
N’est que du son, et tes vœux 7
95 N’ont que le sens qu’on leur prète, 7
Et pas celui que tu veux, 7
Et ton eau toujours en fuite 7
Ne prononce dans son cours 7
Que des paroles sans suite 7
100 Dont l’homme fait un discours. 7
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