Métrique en Ligne
RIC_3/RIC338
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
II
LE SOUFFLE
Ainsi dans leurs steppes sans bornes 8
Roulant leurs pas incohérents, 8
Mystérieux, vagues et mornes 8
Dorment les vieux peuples errants. 8
5 Mais qu’un Attila crie aux armes, 8
Et soudain le monde en alarmes 8
Entend chanter dans les vacarmes 8
Leur diane de conquérants. 8
La marche s’organise en groupes ; 8
10 Les chevaux alignent leurs croupes ; 8
Ces troupeaux deviennent des troupes 8
Et le chaos forme des rangs. 8
— Au galop ! Reprenons la terre ! 8
Allons, massacrons et pillons ! 8
15 Où l’Arya propriétaire 8
Fait ses orges dans les sillons, 8
Semons les fleurs plus éclatantes 8
Qui germent du pied de nos tentes, 8
Les têtes encor dégouttantes 8
20 De pourpres et de vermillons, 8
Et dans nos charges hors d’haleine 8
Laissons après nous sur la plaine 8
Comme un manteau de grise laine 8
Notre poussière en tourbillons ! — 8
25 Ils vont. Tel un guèpier rapace 8
Essaime en masse hors du nid. 8
Ils vont. On dirait que l’espace 8
Devant leur pas se racornit. 8
Ils vont en nombre intarissable 8
30 Et pareils à des grains de sable 8
Dont la cendre est méconnaissable 8
Quand l’ouragan les réunit 8
Et dans son essor les entraîne 8
Sans qu’un seul atome s’égrène. 8
35 Si bien que cette molle arène 8
Roule comme un bloc de granit. 8
Mais après l’Attila farouche 8
Qui surgit en les soulevant 8
Au souffle orageux de sa bouche, 8
40 Ils sont cendre comme devant. 8
On les voit alors se dissoudre, 8
Et du nuage plein de foudre 8
Le dur granit redevient poudre 8
Qui s’éparpille en se crevant, 8
45 Et les hordes disséminées 8
Retombent à leurs destinées 8
En routes indisciplinées 8
Qui n’ont plus pour guide le vent, 8
Ainsi sur les steppes des vagues, 8
50 Atomes de l’eau, vous rouliez, 8
Mystérieux, mornes et vagues, 8
Sans vous connaître, par milliers, 8
Quand soudain passe la tempète 8
Jetant un appel de trompette 8
55 Que l’un à l’autre on se répète 8
Dans le désert où vous alliez. 8
L’onde inconsistante qui coule 8
Devient ressac, barre de houle, 8
Lame de fond, et votre foule 8
60 Escadronne ses cavaliers. 8
— Au galop ! En avant ! Nous sommes 8
Serrés dans nos gouffres étroits. 8
Premiers nés du globe où les hommes 8
Veulent être aujourd’hui les rois, 8
65 Que notre empire ancien renaisse 8
Comme aux temps de notre jeunesse, 8
Qu’une autre fois le sol connaisse 8
Le linceul de nos baisers froids, 8
Et que la terre se nivèle 8
70 Encor sous une mer nouvelle, 8
Tête ronde qui s’échevèle 8
De nos flots hérissés tout droits ! — 8
Et contre les fortes jetées 8
Aux crampons scellés dans le roc 8
75 Vous poussez vos charges heurtées 8
Dans un irrésistible choc. 8
Votre corps mou qui se contracte 8
En paquets faisant cataracte 8
Forme une masse plus compacte 8
80 Que le fer qui se rue en bloc. 8
Les pierres de ciment couvertes 8
Voient dans leurs poitrines ouvertes 8
Entrer d’un coup vos lames vertes 8
Comme entre dans la terre un soc. 8
85 Mais c’est le souffle de l’orage 8
Qui vous soutient dans ce conflit. 8
Votre âme obscure, c’est sa rage 8
Qui la condense et la remplit. 8
Quand, époumonné, dans l’espace 8
90 Il fuit comme un oiseau qui passe, 8
Le fer de votre carapace 8
Fluide flasquement mollit, 8
Et toute la force épandue 8
Rentre dans la calme étendue 8
95 Ainsi qu’une fille rendue 8
Qui retombe au creux de son lit. 8
Et de même notre pensée, 8
Ô flots et peuples vagabonds, 8
Comme vous veut être lancée 8
100 Pour tenter d’impossibles bonds. 8
Nous savons bien que sur la terre 8
Sans avoir conquis le mystère 8
Toujours dans l’ennui solitaire 8
Éparpillés nous retombons ; 8
105 Nous aimons quand même, n’importe, 8
Le souffle fou qui nous emporte 8
Au mystère murant sa porte 8
Devant nos galops furibonds. 8
Et toujours, et quoi qu’il arrive, 8
110 Ô vous, Nomades émigrants, 8
Ô vous, flots qui battez la rive, 8
Ô vous, mes songes délirants, 8
Toujours nous guettons dans la nue 8
L’éclair annonçant la venue 8
115 De la grande haleine inconnue 8
Qui met notre chaos en rangs, 8
Qui nous jette comme une armée 8
Hors de la paix accoutumée. 8
Qui change en feu notre fumée, 8
120 Qui change nos lacs en torrents. 8
Venez donc, ô semeurs d’alarmes, 8
Orages, vents, invasions ! 8
Venez nous appeler aux armes 8
Sans que jamais nous nous lassions ! 8
125 Peuples endormis dans la trêve, 8
Flots emprisonnés par la grève, 8
Cœurs flottant aux limbes du rêve, 8
Faut-il qu’ainsi nous languissions ? 8
Réveillez-nous de notre couche ! 8
130 Souffle, souffle, haleine farouche ! 8
Soufflez sur nous à pleine bouche, 8
Tempête, Attila, passions ! 8
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