Métrique en Ligne
RIC_3/RIC329
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
ÉTANT DE QUART
XXIII
L’INSAISISSABLE
J’ai vu celui que rien ne figure, 9
Qui sans se montrer vient comme il part, 9
Qui court partout et n’est nulle part, 9
Qui remplit le ciel d’une envergure. 9
5 J’ai vu celui qui passe à travers 9
L’espace en chantant et qui s’envole 9
Sans que jamais de sa chanson folle 9
On ait entendu le dernier vers. 9
J’ai vu celui dont la voix farouche, 9
10 Plus haut que la foudre et que les flots 9
Jetant des cris, poussant des sanglots, 9
Rugit sans poumons, souffle sans bouche. 9
J’ai vu rouler parmi les remous, 9
Ceux de la nuée et ceux des vagues, 9
15 Comme une tête aux prunelles vagues, 9
Et des mains sans bras aux gestes mous. 9
J’ai vu celui qui n’a point de face, 9
Et qu’on cherche en vain d’un œil hagard. 9
Car aussitôt qu’on a le regard 9
20 Arrêté sur lui, brusque, il s’efface. 9
Insaisissable, obscur, décevant, 9
Je m’imaginais le voir, le rendre ; 9
Mais au moment où j’allais le prendre, 9
Je ne l’ai plus vu. C’était le vent. 9
25 Pourtant, il est. Il respire. Il clame. 9
Il dit quelque chose. Écoutez !… Si ! 9
Écoutez mieux. N’est-ce pas ceci : 9
— La terre est un corps, et j’en suis l’âme. 9
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