Métrique en Ligne
RIC_3/RIC322
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
ÉTANT DE QUART
XVI
JOLIS FLOTS
— Jolis flots, voulez-vous m’entendre ? 8
Dites-moi qui vous a donné 8
Cette couleur d’un vert plus tendre 8
Qu’un arbre en avril bourgeonné. 8
5 — Ce vert où l’aile de ton rêve 8
Se teint d’espérance, ce n’est 8
Que notre fiel qui toujours crève, 8
Toujours crève et toujours renaît. 8
— Jolis flots, voulez-vous encore 8
10 Me dire d’où vous vient souvent 8
L’éclat soyeux qui vous décore 8
Quand votre azur se moire au vent ? 8
— Regarde mieux nos fronts arides, 8
Quand nous flottons comme un drapeau. 8
15 Cette moire, ce sont des rides 8
Aux plis flasques de notre peau. 8
— Jolis flots, comme des bergères, 8
Paissant vos moutons, vous chantez. 8
Leurs toisons d’écumes légères 8
20 Vous font des flocons argentés. 8
— À l’aube des temps nous vécûmes, 8
Et c’est pourquoi jusqu’à nos flancs 8
Ce que tu nommes des écumes 8
Pend en mèches de cheveux blancs. 8
25 — Jolis flots, si jeunes quand même, 8
Je veux ouvrir vos cœurs fermés. 8
Mais j’aimerais aimer qui m’aime. 8
Dites-moi donc si vous m’aimez. 8
— Ni toi, ni personne. Cœurs vides 8
30 Où ne bat que la trahison. 8
Vieux Judas aux lèvres livides. 8
Notre baiser est un poison. 8
— Jolis flots de la mer jolie, 8
Ah ! cependant j’étais tout prêt 8
35 À verser ma mélancolie 8
Dans votre âme qui la boirait. 8
— S’il s’agit d’y vomir ta bile, 8
Voici nos gueules de crapauds, 8
Voici notre gouffre mobile 8
40 Où dort l’immobile repos. 8
— Jolis flots, c’est cela. Sans trêve 8
Roulez-moi dans vos goëmons. 8
Oui, vous avez compris mon rêve. 8
Vous voyez que nous nous aimons ! 8
45 — Viens, alors, viens ! Plus ne diffère, 8
Et jouis sans peur ni remords 8
Du seul bien que puisse te faire 8
Notre amitié de croque-morts. 8
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