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Avec sa coiffe noire et sa figure pâle, |
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Ses yeux fixes, son pas brusque, sa voix qui râle, |
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Et les grands gestes fous de ses tremblantes mains, |
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Elle avait vraiment l’air d’un spectre ; et les gamins |
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Se sauvaient effarés quand au coin d’une rue |
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Ils la voyaient surgir comme une ombre apparue. |
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Toujours propre, d’ailleurs, des sabots au bandeau, |
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La toile reprisée et lavée à grande eau, |
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La coque sans un trou, la mâture complète, |
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Ainsi qu’un vieux bateau dont on fait la toilette ; |
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Et l’on devinait bien, rien que par son gréement. |
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Que ce corps n’avait pas en tout l’esprit dément. |
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À vrai dire, elle était avisée, économe, |
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Et travailleuse, et dure au travail comme un homme ; |
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Mais, sombre et vague même aux instants les meilleurs. |
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Son âme paraissait toujours partie ailleurs. |
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Pourtant elle aurait pu, sans regrets ni chimères, |
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Vivoter comme une autre, au juger des commères. |
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Étant sœur, mère, veuve et fille de marins, |
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L’État à ses vieux ans faisait des jours sereins, |
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Comme il sied ; car on sait qu’il rend avec usure. |
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Pour payer son logis dans un coin de masure, |
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Nourrir son petit-fils et manger de surcroît, |
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Grâce à trois pensions ensemble elle avait droit |
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À trente francs et des centimes par trimestre. |
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Avec quoi, du premier janvier à Saint-Sylvestre, |
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Sans demander l’aumône elle trouvait moyen |
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De subsister, et même en ménageant son bien. |
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Donc, qu’elle eût des raisons contre la destinée. |
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Soit ! Mais perdre le sens pour ça, quelle obstinée ! |
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À toujours ruminer ainsi son deuil ancien |
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Et ne point s’accalmir, elle y mettait du sien ! |
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Sans doute, elle avait eu de cruelles épreuves. |
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Quoi, cependant ? C’est là le sort de tant de veuves ! |
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Tant d’autres ont rempli de leurs cris superflus |
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La grève où l’on attend ceux qu’on ne revoit plus ! |
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Tant d’autres ont souffert, dont la douleur s’envole ! |
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Elle, la sienne était restée. Elle était folle. |
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Elle avait tour à tour dans les flots et les vents |
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Perdu, si bien portants au départ, si vivants, |
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Père, frère, mari, tous morts sans funérailles, |
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Et cinq braves enfants sortis de ses entrailles. |
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Maintenant, au foyer vide, autrefois si plein. |
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Elle demeurait seule avec un orphelin, |
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Son petit-fils, dernier de toute cette race. |
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Pour le défendre, lui, contre la mer vorace, |
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Elle avait refusé, pauvre, qu’il profitât |
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De l’école gratuite où sont pris par l’État |
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Les orphelins des gens de mer morts au service. |
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Qu’il y fût élevé pour devenir novice, |
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Oh ! non, jamais ! Lui, lui, courir les flots hideux ! |
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Non, pas de ça ! Plutôt crever de faim tous deux ! |
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Car sa folie était contre la mer. En elle |
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C’est comme une ennemie atroce et personnelle |
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Qu’elle voyait. La mer était quelqu’un, pour sûr. |
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Avec des cris d’orage et des rires d’azur. |
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Elle la détestait du profond de son âme, |
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Et ne se gênait pas pour le dire à l’infâme |
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Qu’elle venait toujours aux heures de gros temps |
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Lapider de galets et de mots insultants. |
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Elle y menait l’enfant, et là, fauve, hagarde, |
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Dans le fracas du flux elle clamait : — Regarde ! |
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C’est celle-là qui prend les hommes, les maris. |
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Les pères, les fils, tout ! C’est elle qui t’a pris |
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Ton père après m’avoir pris le mien, la méchante. |
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Oh ! n’écoute jamais, petit, ce qu’elle chante. |
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C’est une gueuse, c’est une sorcière. Un jour |
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Elle t’appellera pour lui faire l’amour. |
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Car elle appelle ainsi tous les mâles sur elle, |
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La maudite putain, la vieille maquerelle. |
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Elle t’appellera doucement, par ton nom, |
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En faisant pst ! pst ! Dis, tu lui répondras non, |
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Mon gas ? Tu n’iras point là-bas comme les autres. |
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Tu lui diras d’abord de te rendre les nôtres, |
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Et qu’elle est une gouine, et le vent un bandit, |
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Et que c’est moi, ta grand’mère, qui te l’ai dit. |
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Et si pour t’attirer, levant ses jupes vertes, |
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Elle t’offre son ventre et ses cuisses ouvertes, |
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Tu cracheras dedans pour lui montrer le cas |
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Qu’il faut en faire. Dis, tu n’iras point, mon gas ? |
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Jure-le, jure ! — Et lui, soûlé par sa colère, |
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Jetait aussi dans l’eau des galets pour lui plaire. |
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Et jurait par serment, en crachant vers le flot, |
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Qu’il ne serait jamais pêcheur ni matelot. |
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Ces jours-là, la grand’mère avait le cœur moins sombre. |
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Et quand, le soir venu, devant l’âtre plein d’ombre |
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Elle s’assoupissait à tricoter son bas. |
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C’est presque en souriant qu’elle grognait tout bas : |
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— Non, tu ne l’auras pas, celui-là, sale garce ! — |
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Mais les échos du large en leur haleine éparse |
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Apportaient au sommeil de l’enfant qui rêvait |
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Tous les bruits de la mer chantant à son chevet. |
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Dans ces vagues rumeurs il lui semblait entendre |
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Des siens qui l’appelaient la voix lointaine et tendre. |
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Ses oncles, son grand’père et son père ; et ceux-là |
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Lui disaient : — Nous l’aimions, cette mer. Aime-la ! |
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Crois-nous et n’en crois pas ta folle de grand’mère. |
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La mer est aussi douce, enfant, qu’elle est amère. |
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Ses flots mobiles, c’est notre patrie à nous. |
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Va, laisse les terriens entrer jusqu’aux genoux |
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Dans la terre boueuse où leur pied prend racine. |
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Ils ont peur de la mer comme d’une assassine. |
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C’est que pour en sentir les rudes voluptés |
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Il faut des reins vaillants et des cœurs indomptés; |
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Il faut, ainsi que toi, libre des terreurs vaines, |
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Avoir du brave sang de marin dans les veines. |
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N’est-ce pas, notre gas, que ce sang-là souvent |
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Te fait battre le pouls par les soirs de grand vent, |
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Et que ça te plairait d’aller sous les étoiles |
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Écouter la chanson que ce vent chante aux voiles ? |
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Dis, notre gas, dis-le, que tu n’as peur de rien, |
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Que tu ne seras pas failli chien de terrien. |
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Que tu t’embarqueras comme un fils de vrais hommes, |
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Quitte à venir un jour nous rejoindre où nous sommes ! |
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Crois-tu donc, après tout, qu’on soit si malheureux |
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De mourir dans les flots, ayant vécu sur eux ? |
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Non, non. Et puis, vois-tu, ses instants de folie |
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N’empêchent pas la mer d’être la mer jolie, |
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Pays de l’aventure et de la liberté. |
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Rien n’en dégoûte plus, quand on en a goûté. |
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La soif qu’on y prend, seule, elle la désaltère. |
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S’il nous était donné de revenir à terre, |
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Nous tous qui l’aimions tant, nous tous qu’elle a déçus, |
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Nous ne demanderions qu’à repartir dessus. — |
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Ainsi, par d’autres mots encor, dans une langue |
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Dont je traduis en vain l’éloquente harangue, |
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Ses ancêtres venaient pour l’enfant endormi |
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Rendre à la mer cruelle un témoignage ami. |
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Lentement il sentait sourdre au fond de son être |
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L’irrésistible et fou désir de la connaître ; |
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Et contre sa grand’mère il lui donnait raison. |
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Triste, enchaîné dans son serment comme en prison, |
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Il n’osait raconter à la vieille son rêve ; |
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Mais il allait parfois, seul, s’asseoir à la grève ; |
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Et devant cet espace où jamais il n’irait, |
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Amoureux de la mer, il pleurait en secret. |
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