Métrique en Ligne
RIC_3/RIC302
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GAS
XIII
LES HALEURS
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
C’est pas tout d’avoir charge ; il faut rentrer sa charge. 12
Or la brise aujourd’hui ne souffle point du large, 12
5 Mais d’amont ou d’aval, du noroit ou suroit, 12
Ou même vent debout dans le chenal étroit. 12
Aussi les chalutiers zigzaguent dans la rade 12
Et courent bord sur bord ainsi qu’à la parade 12
Avant d’arriver juste au pertuis du goulet 12
10 Où l’on doit entrer raide et droit comme un boulet. 12
Enfin, d’un dernier coup d’aile rasant le môle, 12
Le ventre à fleur de vague et l’écume à l’épaule, 12
Presque couchés sur l’eau qui balaye le pont, 12
Ils s’enfilent de biais, se redressent d’un bond, 12
15 Et les voilà flambards entre les deux jetées. 12
Les voiles vont claquant sur les vergues fouettées, 12
Et les focs par flicflacs se gonflent à l’envers. 12
Les matelots, couverts d’embrun, semblent tout verts. 12
Souque ! Attrape à carguer ! Pare à l’amarre ! Et souque ! 12
20 C’est le coup des haleurs et du câble à rimouque. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Les voici. Tout d’abord les malins du halage, 12
Les aristos ! De vieux pêcheurs, venus à l’âge 12
25 Où la poigne n’est plus poigneuse aux avirons ; 12
Mais, tout de même, encor larges des palerons, 12
Ayant toujours un peu de sève sous l’écorce, 12
Râblés, et, s’il le faut, bons pour un coup de force. 12
Puis, des veuves et des grands-mères, qui n’ont plus 12
30 Personne à la maison et personne aux chaluts, 12
Et qui gagnent leur vie à présent toutes seules. 12
Malgré leurs cheveux blancs, solides ces aïeules ! 12
Hautes et droites sous leur coiffe et leur fichu, 12
Elles ont les yeux clairs et le grand nez crochu 12
35 Ainsi que des oiseaux rapaces. Sous leur cotte 12
Leurs jambes sèches vont d’un pas vif qui tricote 12
Et montre les tendons de leur jarret nerveux. 12
Quand ces gaillardes-là se prennent aux cheveux, 12
L’homme lui-même a peur de leurs pattes d’araignes, 12
40 Économes d’argent, mais prodigues de beignes. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Viennent aussi des bat-la-flemme, des sans-douilles, 12
Fainéants, suce-pots, grands dépendeurs d’andouilles, 12
45 Qui dans tous cabarets ont tué leur je dois, 12
Et qui ne font jamais œuvre de leurs dix doigts 12
Sinon lorsque la faim trop fort leur crie au ventre 12
Et lorsque dans le dos leur estomac leur rentre. 12
Par les autres, qui vont partager avec eux, 12
50 Ils sont mal vus, ces faux haleurs, mauvais péqueux 12
Qui flibustent leur tour et rognent leur salaire. 12
Mais comme ils sont plus forts, il faut qu’on les tolère, 12
Et les moins crânes leur font place au milieu d’eux. 12
En loques, rapiécés, mais à la six-quat’deux, 12
55 On devine qu’il n’ont point de sœur, point d’épouse, 12
Plus de mère, qui les nettoie et les recouse. 12
La crasse en champignons s’écaille sur leur peau ; 12
Et leur pan de chemise ainsi qu’un noir drapeau. 12
Montrant leur triste viande aux trous de leur culotte. 12
60 Aux fesses de ces grands enfants pend et ballotte. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Sautillant, boitillant, tortillant de la croupe. 12
Arrive enfin le tas des gueux, comme une troupe 12
65 De canards éclopés qui poussent des couincouins. 12
Ce sont les vieux pouillards, les gouines et les gouins. 12
Hommes ou femmes, tous des dégaines pareilles ! 12
Des calus plein les mains, du poil plein les oreilles, 12
Les pieds tors, les genoux fourbus, la gibbe aux reins, 12
70 Tous plus ou moins quillots de leurs arrière-trains. 12
Des gueules de pendus et des trognes d’ogresses ! 12
Marmiteux, malandrins, lamentables bougresses, 12
Qui, leurs infirmités à l’air, l’œil en dessous, 12
Pourraient tout aussi bien pour trucher quelques sous 12
75 Rester à ne rien faire en demandant l’aumône. 12
Ils aiment mieux gagner leurs ronds de cuivre jaune, 12
Venir trimer ici sans jamais dire assez, 12
User de bout en bout leurs corps décarcassés, 12
Et suer longuement jusqu’au dernier atome 12
80 Ce qui reste de sang dans leur chair de fantôme. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Ils sont tous là. Va bien ! Campé droit comme un cierge 12
À l’avant, un pêcheur a jeté sur la berge 12
85 Le filin par lequel le câble est abraqué. 12
Le câble se déroule en serpent sur le quai. 12
Et voici les haleurs, chacun sa place prise, 12
Qui s’agrafent des doigts, tirant à contre-brise. 12
Hardi ! Le chef de file, une femme souvent, 12
90 (La paie est double, et c’est au premier arrivant) 12
Tient le câble à l’épaule ainsi qu’une bretelle. 12
Hardi ! Que ce soit lui, l’homme, ou que ce soit elle, 12
La femme, il faut porter tout le poids sur son col, 12
Le corps presque couché, les yeux fichés au sol, 12
95 S’accrochant des orteils sur la surface lisse 12
De la pierre et du bois visqueux où le pied glisse. 12
Rien ne bouge d’abord. Même, on cule un instant. 12
Alors le chef de file entonne en chevrotant 12
L’air des haleurs. Hardi ! Ça marche. Et d’une haleine 12
100 Tous reprennent en chœur la vieille cantilène. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Le chemin est mauvais ; mais l’étape est prochaine. 12
Hardi ! Souque ! On dirait des oignons à la chaîne. 12
105 Non. Avec leurs reins lourds, bombés, leurs fronts pendants, 12
Leurs bras raidis, leurs poings clos, leurs pieds en dedans, 12
Et leur allure veule et de guingois qui traîne, 12
C’est comme un chapelet de crabes qui s’égrène. 12
Et c’est pitié de voir ces piétons s’attelant 12
110 Au bateau si rapide en chapelet si lent. 12
Dire qu’il faut ces nains pour bercer sur les ondes 12
Ce géant paresseux aux ailes vagabondes ! 12
Dire qu’il faut leur rude effort à ras du sol 12
Pour son balancement voluptueux et mol ! 12
115 Dire qu’il faut ces vieux, ces vieilles, ces bancroches. 12
Ces quelques rats de quai, ces quelques poux de roches, 12
Tous ces crabes tordus, noirs, en procession, 12
Pour ramener jusqu’à son nid cet alcyon ! 12
Ah ! n’est-ce point pitié qu’ils peinent à la tâche, 12
120 Eux, ces pauvres petits, pour tirer ce grand lâche ! 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Il faut l’entendre au fond des soirs troubles d’automne, 12
La cantilène douce, obscure, et monotone. 12
125 Son la oula ouli oula oula tchalez 12
Prend dans le ciel jauni des airs plus désolés, 12
Quand la voix du soliste, aigre, aiguë et falote, 12
À la fin du couplet sur un trille tremblote 12
Comme une larme au bout des cils avant de choir. 12
130 Et quand, avec un bruit de nez dans un mouchoir, 12
Le refrain en des couacs ridicules et tristes 12
Se déchire au basson enrhumé des choristes. 12
Le soleil moribond se couche lentement. 12
Les vieux chantent toujours sans souiller un moment 12
135 À les voir, eux et lui, si douloureux, il semble 12
Qu’ils sont à l’agonie et vont mourir ensemble. 12
Et quand lui s’est couché dans son sang répandu, 12
La chanson monte alors comme un appel perdu, 12
Comme un plaintif appel de fou qui déblatère 12
140 Et que nul n’entend plus dans le ciel solitaire. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
Ah ! c’est la nuit surtout, en décembre, nuit pleine, 12
Qu’il faut l’entendre, la lugubre cantilène, 12
145 Alors que les haleurs, entrevus vaguement, 12
La murmurent, lassés, comme un gémissement. 12
Mélancoliquement ça roule en plainte sourde. 12
Toujours tirant, toujours chantant, dans l’ombre lourde 12
Ils vont, et sans les voir longtemps on les entend. 12
150 Rauque et lent, le refrain se traîne en sanglotant. 12
Tout là-bas, dans le port, ça s’en va, ça s’enfonce. 12
Et soudain, quand ça meurt, voici qu’une réponse 12
S’élève, tout là-bas, à l’autre bout du quai. 12
C’est un nouveau bateau qui rentre, remorqué. 12
155 Une autre bande est là, douloureuse, minable. 12
Pauvres damnés à la besogne interminable ! 12
Et de partout, du fond du port, du seuil des flots, 12
L’ombre de l’horizon se peuple de sanglots. 12
Et la nuit semble un champ plein de larves funèbres 12
160 Qui pour l’éternité pleurent dans les ténèbres. 12
La oula ouli oula oula tchalez ! 11
Hardi ! les haleurs, oh ! les haleurs, halez ! 11
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