Métrique en Ligne
RIC_3/RIC279
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
MARINES
XXIII
UNE VAGUE
Le temps de compter jusqu’à vingt, 8
Et voici, net sur ma prunelle, 8
Gravé profondément en elle, 8
Ce que d’une vague il advint. 8
5 Le flux remontait vers la terre. 8
Il ventait serré du suroît. 8
J’observais, immobile et droit, 8
Du haut d’un rocher solitaire. 8
Et tous ses aspects épiés. 8
10 Rien là ne me distrayant d’elle, 8
J’en eus l’impression fidèle, 8
De l’horizon jusqu’à mes pieds. 8
D’abord, un frisson sur la plaine 8
De satin vert aux reflets bleus. 8
15 Puis un grand pli, large, onduleux, 8
Que par dessous gonfle une haleine. 8
Ensuite, une barre d’acier 8
Rectiligne et raide d’arête. 8
Après, un mont à blanche crête 8
20 Comme une Alpe avec son glacier. 8
Soudain, quand de terre elle approche, 8
C’est un monstre au gosier béant, 8
Dont les mâchoires de géant 8
Vont broyer d’un seul coup ma roche. 8
25 Non, il s’aplatit, étalé, 8
Tel un linge mouillé qu’on plaque, 8
Et la moitié retombe en flaque 8
Avec un gargouillis râlé. 8
Mais l’autre, élastique, s’enlève 8
30 Comme sur sa queue un serpent, 8
Tout à coup, long, aigu, coupant, 8
Rigide, noir, surgit un glaive. 8
C’est un panache ! Et brin à brin 8
Le vent prend sa plume envolée 8
35 Qu’il change en averse salée 8
Dans l’air embrumé de poudrain. 8
Hallucination ? Mensonge ? 8
Non pas. Objets réels et clairs, 8
Images passant en éclairs 8
40 Dans la rapidité d’un songe. 8
Ainsi naquit, vécut, devint, 8
Et mourut, strictement notée, 8
Cette vague au corps de Protée, 8
Le temps de compter jusqu’à vingt. 8
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