Métrique en Ligne
RIC_2/RIC244
Jean RICHEPIN
LES CARESSES
1877
NIVÔSE
XXXIV
PARIS
Ce n'est pas dans les champs, au soleil, au grand jour, 12
Qu'a poussé cette fleur de poison, notre amour. 12
Ce n'est pas au penchant d'une calme colline 12
Qui sur un bleu miroir de rivière s'incline 12
5 En y réfléchissant ses prés et ses bosquets. 12
Ce n'est pas sous un bois où les oiseaux coquets 12
S'amusent à lustrer leur plume de rosée, 12
Où la fauvette, au bout d'une branche posée, 12
Le rouge-gorge ardent, le linot étourdi, 12
10 Le pinson, par l'écho de sa voix assourdi, 12
Le merle noir grisé de genièvre et de mûres. 12
Et le rossignol roux, cette âme des ramures, 12
Accompagnent aux sons d'un orchestre enivrant 12
Les doux mots qu'on chuchote et les baisers qu'on prend. 12
15 Ce n'est pas là, sous les sourires de l'aurore, 12
Que notre pauvre amour eut la chance d'éclore. 12
Et ce n'est pas non plus en face de la mer 12
Qui rend le sang plus riche, et dont le souffle amer 12
Courant dans les cheveux ainsi que dans des voiles, 12
20 Vous conseille d'appareiller pour les étoiles. 12
Et ce n'est pas non plus sous le ciel infini. 12
Si grand qu'on en a peur et qu'on désire un nid. 12
Ce n'est pas dans les bras de la mère Nature, 12
A ses tétons où tout amour cherche pâture, 12
25 Que nous fûmes bercés, que nous fûmes nourris. 12
Notre fleur eut pour sol le fumier de Paris. 12
C'est à Paris qu'elle a poussé, la fleur étrange, 12
Dans ce bouge rempli de sang, d'alcool, de fange, 12
Où l'on roule parmi les heurts, les coups de poing, 12
30 Où l'on parle à voix haute, où l'on ne s'entend point, 12
Où l'on ne peut trouver un seul coin solitaire, 12
Où l'on ne peut jeter une épingle par terre. 12
Où l'on ne voit le ciel qu'étranglé par des murs. 12
O prison encombrée aux horizons obscurs 12
35 Où le soleil brumeux pend comme une lanterne ! 12
O bal public bondé de danseurs ! O caserne 12
Dont la rumeur grouillante étouffe les échos ! 12
O charogne, que ronge un peuple d'asticots ! 12
C'est Là, c'est dans ces chairs aux puanteurs infectes. 12
40 Parmi ces escarbots, ces vers blancs, ces insectes, 12
Dans ces putridités, dans cette syphilis, 12
C'est là que notre amour a fleuri comme un lis. 12
Et j'ai connu tous les écœurements infâmes 12
Qui fatiguent les corps et qui froissent les âmes : 12
45 Les rendez-vous donnés au coin des carrefours ; 12
Les nuits tristes parmi des gens gais ; et les jours 12
Où l'on voit son bonheur foulé par la cohue 12
Comme un oiseau blessé qui crève dans la rue ; 12
Et les désirs meurtris d'un contre-temps mortel 12
50 Qui cherchent pour refuge une chambre d'hôtel ; 12
Et les soupirs noyés dans les clameurs banales 12
Des affaires, des vains plaisirs, des bacchanales ; 12
Et les aveux furtifs que l'on est obligé, 12
Parce qu'on se sent vu, de faire en abrégé ; 12
55 Et les quarts de baiser, les moitiés de caresse 12
Qu'on arrache en cachette, en voleur, qu'on s'empresse 12
De ravir n'importe où, sitôt qu'on est à deux ; 12
J'ai connu les rideaux du fiacre hasardeux. 12
Et, malgré tout cela, notre amour fut sincère. 12
60 Cette fleur sans soleil, fleur du mal, fleur de serre, 12
A senti cependant là sève enfler ses nœuds ; 12
Et dans ce terreau noir, boueux et vénéneux, 12
Elle a solidement enfoncé ses racines ; 12
Et dans cette atmosphère aux senteurs assassines 12
65 Elle a puisé du suc pour ses corolles d'or 12
Et versé son parfum qui me parfume encor. 12
O Paris, cher Paris, qu'ai-je dit tout à l'heure ? 12
J'ai voulu t'insulter. Et voilà que je pleure 12
En songeant au bonheur par nous abandonné ; 12
70 Et c'est toi, c'est toi seul qui nous l'avais donné. 12
C'est chez toi que ma soif d'aimer fut assouvie. 12
C'est à toi que j'ai dû de connaître la vie. 12
Et je suis un ingrat, un oublieux. Pardon ! 12
Oui, Paris a des torts. Mais comme il a du bon ! 12
75 Rappelle-toi, mon cœur, rappelle-toi les choses, 12
Et que les jours passés ne furent point moroses, 12
Et que la Seine est verte et dorée au couchant, 12
Et que la grande ville aussi chante un doux chant 12
Plus profond que celui des oiseaux et des vagues. 12
80 Le soir, sa voix grondante a des murmures vagues 12
Qui roulent mollement dans les airs apaisés. 12
C'est un flux de soupirs, de désirs, de baisers, 12
Et cette voix étrange a sa mélancolie. 12
Puis, ta belle maîtresse eût été moins jolie 12
85 Si Paris n'eût rien fait pour lui donner ses goûts. 12
C'est lui qui façonnait ces robes, ces bijoux, 12
Ces chiffons, tous ces riens dont un amant raffole. 12
C'est lui dont l'art savant brillait sur ton idole. 12
Et les bons soirs d'hiver, te les rappelles-tu ? 12
90 Quand le ciel orageux et tout de noir vêtu 12
Couvre d'horreur les champs où la tristesse rôde, 12
Étiez-vous assez bien dans votre chambre chaude ! 12
Il pouvait faire nuit, et pleuvoir et tonner ! 12
Paris autour de vous savait capitonner 12
95 Un boudoir plein de feu, de lumière et de joie. 12
Ce n'était pas un nid de feuilles, mais de soie. 12
Le bois flambait avec des éclats de gaîté. 12
En buvant à loisir une tasse de thé, 12
Vous lisiez de beaux vers sous la lampe fleurie ; 12
100 Vous causiez de ceci, de ça ; la causerie 12
Avait des stations de baisers ; et je crois 12
Que vous faisiez sans deuil votre chemin de croix. 12
Et les nuits de plaisir, de fougueuse insomnie ? 12
La chambre n'était pas toujours chambre garnie ; 12
105 C'était bien plus souvent la sienne, sois loyal. 12
Et son grand lit d'ébène était un lit royal. 12
Oh ! Paris a raison. Rappelle-toi, mon âme ! 12
Tout ce que tu criais tout à l'heure est infâme. 12
Paris fut un ami, Paris fut bon pour nous. 12
110 Nous ne devons parler de Paris qu'à genoux. 12
C'est l'église où mon cœur a reçu le baptême. 12
Non, Paris n'est pas laid, noir, vulgaire. Et quand même ! 12
Est-ce que ses laideurs, ses pavés, ses replis. 12
Par notre souvenir ne sont pas ennoblis ? 12
115 Est-ce que notre joie, aujourd'hui disparue, 12
N'a pas ensoleillé la fange de la rue 12
Lorsque nous y passions, gais comme des enfants ? 12
Est-ce que les rideaux des fiacres étouffants 12
N'étaient pas aussi purs dans leur étoffe usée 12
120 Que le voile de lin qui couvre l'épousée ? 12
Et la chambre d'hôtel avec son papier bleu 12
Où tout le monde a mis de sa sueur un peu, 12
Avec son divan rouge à l'échiné pointue 12
Sur lequel le plaisir vénal se prostitue, 12
125 Cette chambre où le lit bâille comme un égout, 12
N'a-t-elle pas été notre temple après tout ? 12
Il suffit d'être heureux et qu'importe le reste ? 12
L'amour peut toucher tout, comme le feu céleste. 12
Si l'endroit est hideux, flétri, sali, souillé, 12
130 Quand l'amour passe là, tout est purifié. 12
Rien n'est laid, rien n'est triste à sa clarté divine. 12
Que ce soit un nid d'ombre aux creux d'une ravine, 12
Que ce soit un palais, que ce soit un taudis, 12
Si c'est là que j'aimais, c'est là le Paradis ! 12
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